
Ibrahim Marzouk - Composition fétichiste, sans date

Ibrahim Marzouk - Autoportrait au miroir, sans date

Ibrahim Marzouk - Composition fétichiste, sans date
Marzouk Ibrahim
Beyrouth, 1937–1975
Quelques années avant sa mort, Marzouk avait commencé l’élaboration et la mise en place d’une mythologie personnelle dont il était clair qu’elle allait changer la direction de son travail. Homme d’obsessions et d’angoisse, mais aussi d’humour, on le vit tel qu’il se représente dans son salon de Beyrouth, peignant un nu de Boucher dans son propre fauteuil Louis XV fabriqué à Tripoli. Né à Beyrouth, il usait de l’humour comme d’un instrument de décalage continuel : humour à petites touches, léger et narcissique, humour inoffensif pour autrui, mais suffisamment décapant pour faire avancer son propre travail.
Après cinq années passées à l’ALBA de 1954 à 1959, un séjour d’une année à l’École des Beaux-Arts de Hyderabad en Inde en 1960, et un séjour en Italie de 1965 à 1967, il fit le tour des réalismes possibles. Il comprit que le réalisme populaire ne peut être codé selon les signes extérieurs des cafés et des paysages et au miroir où spectateur et peintre projettent l’image ou l’affect.
À partir de ce moment, il peignit son appartement et les éléments de sa vie personnelle, à la fois réalistes et transposés. Son monde devint celui des symboles qu’il peignait : un coquillage, un visage de femme dans un miroir, un de ces petits meubles à tiroirs pour maquillage dont on ne sait au juste s’ils tiennent de la coiffeuse portative ou du nécessaire à cirage. Tout cela joue par l’introduction massive de la psychanalyse plus que de l’onirisme.
Il est frappant de voir combien l’appartement de Marzouk semble une projection de son œuvre, sa mise en situation par les éléments reconnaissables – ce qu’il aura essayé de constituer comme son vocabulaire, du coffre à cirage aux poupées.
Après la mort de Marzouk, quand on visitait cet appartement du quartier de l’Université arabe à Beyrouth, on voyait que rien n’y avait changé et l’on était invariablement attiré par l’armoire où ses amis peintres avaient rangé son œuvre. Le salon restait le même, avec ses meubles de style tripolitain, variations d’un style égyptianisé, comme si chacun rêvait de s’asseoir sur le trône du roi Farouk.
Il est vrai que les films égyptiens avaient popularisé cette mode dans tous les pays arabes. On s’y meublait dans le style, supposé distingué, des villas des beys égyptiens.
Par rapport à tout cela, il y avait dans la peinture de Marzouk une présence réelle du drame. On ne parle pas ici de drame par un effet rétrospectif, dû aux circonstances de sa mort, fauché par un obus alors qu’il faisait la queue devant une boulangerie, le 8 octobre 1975. Marzouk articulait dans sa peinture le drame de la parodie, de la mise à distance. Il était parvenu à établir le lien entre le drame de sa vie, comme rupture et conscience douloureuse, et les objets qui l’entouraient et qui étaient devenus ceux de sa peinture. S’il n’en usait, de prime abord, que par les signes les plus évidents, toute son œuvre n’en indiquait pas moins la direction dans laquelle il allait : la mise en scène de ce conflit criant, de ce mensonge, de ce douloureux décalage.
Le monde se réduisait pour lui à cette conception métaphorique, la métaphore étant ici la mise en abyme du désastre de la métaphysique fondée sur des éléments réels et, pourtant, déjà détournés. Il se faisait l’écho de l’écho de ce drame. Le reflet d’un pied dans un miroir n’était pas, pour lui, un problème pictural de plastique ou de rendu, mais un problème de signification et d’absence de signification. Ce vide, rien ne pouvait le combler, pas même la présence des objets. Son séjour à Hyderabad lui avait confirmé qu’il existait un lieu non pas différent mais autre : celui-là même où commençaient à s’opérer les déplacements de sens, au sens de déplacements d’objets que, seule, la peinture pouvait prendre en compte. Il avait vécu l’Inde non comme un conte des Mille et Une Nuits, mais comme un cauchemar significatif de ce qui l’attendait. Il venait d’une tradition et d’une société sunnites, où la peinture se refermait par là même où elle semblait ouverte à toutes les possibilités d’expérience, la figuration n’étant plus considérée comme la seule fin. Comment pouvait-on, au demeurant, vivre dans le cadre d’une peinture qui ne s’intégrait dans nul milieu et qui devenait, de par le décoratif placé en elle, un objet inscrit dans un cadre à la claire signification, cadre dont elle s’excluait ? Comment parler de ce qui est hors de soi, mais vous est aussi essentiel ? Comment parler de soi quand on est, à ce point, étranger à soi-même ? C’est sur ce lien entre les deux termes que la peinture de Marzouk a travaillé.
Il a fait deux expositions, en 1964 et 1968, à Beyrouth, à l’Association des artistes peintres et sculpteurs libanais, et une exposition, en avril 1974, à la galerie One à Beyrouth.

Ibrahim Marzouk