Kanaan Elie
Abey (Liban), 1926 – Beyrouth, 12 juin 2009
Elie Kanaan cherche à défendre sa sensibilité des couleurs. D’où cette manière de poser la pâte et de ne poser qu’elle, afin que le tableau se déroule seulement selon cette logique et, si possible, ne tienne qu’au déroulement du rapport à la couleur. Il y a chez lui une idée du goût pictural qui est l’agencement des seules formes où se place son travail ; natures mortes, paysages, un choix de sujets qui tenait, crut-on d’abord, à une naïveté foncière, alors que celle-ci n’en faisait pas un peintre naïf, mais un peintre qui ne s’était pas interrogé sur le sujet de sa peinture, trop anxieux et poussé par la seule volonté de peindre.
Kanaan prend un sujet, un thème comme cadre structurel du reconnaissable, du sensible, pour arriver à ce qui l’intéresse le plus : la couleur et les formes où elle veut se couler. Souvent, dans les toiles de la maturité, la force du travail, sa présence réelle contrastent avec le sujet, qui n’apparaît plus alors que comme prétexte. De cette structure de la couleur qui s’est bâtie pendant l’exécution de la toile, Cyr ne lui avait montré que la rigidité du cubisme, sous prétexte de rigueur du dessin, sans lui révéler ses possibilités de sensibilité, celles-là mêmes que Cyr déployait non dans le cubisme mais dans l’aquarelle à sujet libanais.
La rigidité du dessin confondue avec la construction cubiste montre la nécessité de déstructuration. Toutefois, Kanaan ne put avoir recours qu’à un postimpressionnisme, qu’il rendit dans le meilleur des cas, de plus en plus abstrait, ou qu’il thématisa de manière symbolique. L’intérêt de son développement tint précisément, pour partie, à l’utilisation de différents langages picturaux, ou à la manière dont il tenta de remplacer les uns par les autres, souvent à mi-chemin du travail de la toile ces langages, en partie comme dissous dans la couleur. Il y a dans ses tableaux une monumentalité, une qualité d’émail silencieux et immobile, l’huile étant une matière physique à appliquer.
Tout cela tient à ce que Kanaan allait vers un terrain neuf et vierge pour le Liban, qui n’était pas l’abstrait, et pas davantage l’idée d’une belle peinture, d’une belle pâte, mais quelque chose comme un moment d’application picturale. L’absence de mise à distance du sujet restreint à une touche qui devient, elle-même, subordonnée aux formes qu’elle traite et dont la seule liberté semble être l’élongation. Chez lui, il est inutile de parler de dessin, mais seulement de la liberté de la toile et de la couleur. Il y parvient quand ni le sujet ni la toile ne l’emprisonnent. Aussi ne lui pose-t-on jamais la question du « qu’est-ce que ça veut dire ? », puisqu’on sait toujours ce que « ça veut dire ».
L’abstrait, quand il s’en approcha, ne fut qu’une extension tirée – comme on dit « les traits tirés » – du figuratif.
Cyr disait parfois à son sujet : « il ne saura jamais dessiner et c’est là son grand défaut ». Pourtant, il est des toiles de Kanaan aussi cruellement dessinées qu’une nature morte cubiste. Il faut reconnaître chez lui un fait pictural : la forme travaillée avec la couleur. Cela donne parfois un magma relâché à l’arrière-plan d’une sensibilité impressionniste dont le modernisme veut certainement aller au-delà de la peinture libanaise romantique et naturaliste, mais il y aussi là le désir, réel et fort, d’expérimenter le monde par la toile et la couleur.
Kanaan est peintre par le goût de la couleur qu’il tient de Cyr et de la tradition française qui, par Cyr, avait vécu la fin de l’impressionnisme, l’intégration du fauvisme au processus pictural et la référence au cubisme comme langage de la modernité. L’influence de Cyr fut comme l’écho de l’expérimentation des formes, et la peinture à l’huile comme un recours, un besoin de sécurité. Mais Cyr avait hésité dans ses choix au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et était revenu au post-cubisme pour pouvoir exposer à Paris, convaincu qu’il était de l’importance historique du vocabulaire cubiste. La lumière, pourtant, l’avait amené à autre chose.
Kanaan retint les bons et les mauvais côtés de cette tradition française : recettes et goût d’artisan dans son amour de la pâte, goût et recettes comportant toujours, en arrière-plan, l’idée de devenir un peintre pour regardeurs. Mais la peinture n’est-elle pas faite pour les regardeurs ?
S’il ne se situa pas dans le déroulement de l’histoire de la peinture au Liban par le biais d’une inscription à l’Académie libanaise des Beaux-Arts – il était autodidacte –, et pas davantage par ses séjours à l’étranger – il n’y alla guère contrairement aux peintres de sa génération –, il s’y inséra par les choix socioculturels et l’évolution d’une peinture qui quittait un impressionnisme à la limite de l’abstraction pour se reformer de nouveau, dans une approche de sujets ou de motifs qui ne semblaient pas être là seulement pour structurer la couleur.
Dans l’orbite directe d’une culture picturale libanaise, et de l’image que peut s’en donner le milieu libanais, Kanaan posséda toujours, pour le sauver de la pesanteur du milieu, un entêtement et une passion de peintre, un goût physique de la matière et de la pâte et un bonheur de la couleur qui maintinrent son authenticité. Avec lui, la peinture commença par relever de sa propre sociologie, historique, communautaire et culturelle, pour en venir progressivement à s’intégrer à l’histoire de la culture au Liban.
Ce chemin, cette manière d’accrocher la peinture, sont bien ceux-là mêmes que suivront bon nombre de peintres libanais, non par l’effet de règles générales mais par celui du milieu, à partir des années 1940. Ce n’était plus la génération des Onsi, Farroukh, Gemayel, fondue dans le moule français des années 1920 et 1930, avec la réaction individuelle de chacun d’entre eux, mais une peinture se faisant, s’interrogeant et cherchant à se constituer après la mise en place effective de l’indépendance du Liban.
Un moment, on vit dans ce fils d’un artisanat probe et consciencieux le successeur de Cyr. Il peignait par thèmes, par séries. Peindre comme une manière de vivre dans la société beyrouthine et comme un travail, telle était l’optique neuve. Guiragossian approchait lui aussi de cette démarche, mais il se mêlait davantage au milieu intellectuel naissant ; il estimait trouver parmi les journalistes et écrivains ses alliés potentiels les plus précieux.
Exposant chaque année, Kanaan fut le peintre du bon goût francophone sans déliquescence.
Il y a chez lui une force réelle de la couleur. La façon dont elle fut employée est liée à son évolution culturelle, à la manière dont il perçut l’histoire de l’art, à la résonance du ton juste ou qu’il estimait tel.
Elie Kanaan a exposé en 1949 à la galerie Audi ; annuellement, de 1950 à 1953 au centre d’Études supérieures ; la galerie Fritz Gotthelf en 1955 et 1956 ; de 1956 à 1959 à l’hôtel Bristol ; en 1962, 1963 et 1966 à l’hôtel Excelsior ; en 1965 et 1969 au journal L’Orient ; en 1970, 1971, 1972 et 1974 à l’hôtel Le Vendôme à Beyrouth.
Kanaan continue Cyr dans la mesure du bon goût français, là où l’obsession de peindre tient chez lui d’une sociologie aussi prudente par l’ambition que silencieuse par la timidité.
Il est arrivé à ce qu’il voulait, c’est-à-dire une peinture aguicheuse et séduisante, en révolte contre le post-cubisme de Cyr, son modèle, et visant à le remplacer auprès du même public.
Kanaan n’a pas la culture littéraire de Cyr, ni même la culture littéraire de cette peinture faite de l’apport malheureux de la sensation passée au tamis de la modernité et de la couleur.
Il y a pour tout cela beaucoup de mondanités. C’est-à-dire ce moment dans les années 1930, où Gemayel offre à son public ce qu’il voudrait voir, ce mélange d’anecdote et d’impressionnisme qui fait ressortir l’impressionnisme comme tenant de la plus grande liberté sur le terrain de l’anecdote même.
Aussi, Kanaan dans tout cela n’apparaît-il que comme superfétatoire mais il y met la douce et mutique obstination de faire croire, avant tout à lui-même, au secret de la sensation qu’il place au cœur de sa peinture.

Elie Kanaan

Elie Kanaan, Beyrouth, 1962

Elie Kanaan

Elie Kanaan