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Hockney David

Bradford (Royaume-Uni), 1937

Étudiant au Royal college of art de 1959 à 1962, Hockney avait pu, très jeune, mettre en place et articuler un langage pictural qui frappait par le renouveau de la figuration. Il fit, en septembre 1963, un voyage en Égypte pour le Sunday Times et, quand on lui proposa, deux ans plus tard, de travailler à des gravures pour des poèmes de Cavafy, l’idée lui sembla d’autant plus intéressante qu’il voulait essayer de quitter une période de formalisme dans sa peinture.

Il savait que l’Alexandrie de Cavafy n’existait pas et il lui sembla qu’il pourrait trouver une partie de ses éléments graphiques à Beyrouth.

Même s’il va regarder et dessiner Beyrouth dans le décodage et la confusion, du moins regarde-t-il et rejoint-il étonnamment, plus d’un siècle plus tard, les dessins de Dadd du 28 octobre 1842 et ceux de Montfort. Mais il ne faut pas oublier que David Hockney est venu à Beyrouth parce que l’Alexandrie de Cavafy n’existait plus. Dessiner Beyrouth en pensant à Alexandrie, c’est refermer le cycle des décalages que Beyrouth génère et, jusqu’au décalage du lieu qui brouille toute perception de temps. 

La nostalgie possible est elle-même détruite.

 

Hockney passa les deux dernières semaines de janvier 1966 à Beyrouth, se promenant partout, faisant des croquis de la ville et rassemblant les différents éléments qu’il utilisa dans ses gravures. Ainsi, dans le Portrait of Cavafy figure en arrière-plan le Cercle des officiers de l’armée libanaise à Zeitouné. La gravure Shop window of a tabacco store est un dessin sur le motif de l’avenue des Français et To remain reprend la devanture d’une teinturerie de la rue Bliss. Le Portrait of Cavafy reprend une vue de l’avenue des Français vers l’hôtel Bassoul.

Il est évident que cette série de gravures relève du montage, et l’on y retrouve autant le tracé des palmiers californiens que des reports de revues et magazines. Mais le plus étonnant reste que, malgré tout, des peintres de l’époque, personne n’avait encore peint, ni même regardé la ville.

Au Liban, Hockney fréquenta les milieux anglais et américains à Broumana et Beyrouth. Il habita un appartement meublé proche de l’Université américaine et colla des éléments d’inspiration directe au décor beyrouthin. Entre la ville et lui, l’articulation fut on ne peut plus simple et claire : il lui suffisait de la regarder pour la peindre en une épiphanie qui n’était pas seulement celle de tous les éléments d’Alexandrie, mais aussi de tout ce que Beyrouth comportait de plus banal, avec l’étonnement de celui qui regarde autour de lui et dessine.

Personne n’avait fait cela avant lui et, après lui, la naïveté devait être si apprêtée, si forcée et à l’affût de ce qui la flattait, qu’elle tourna au folklore. Il posa, de manière magistrale, la question portant sur la manière de peindre Beyrouth. Il ne s’agissait plus de la machinerie de la représentation, comme dans les grandes toiles de Srour au début du siècle, ou de Galentz au début des années 1940. En fait, il fut un anti-Carswell, par la manière de laisser trace et de regarder. Pour lui, produire était le contraire de jouir. Carswell tenta de prendre de la distance avec l’Angleterre sans pour autant se libérer ni s’orientaliser, ne trouvant moyen de décoder l’Orient que suivant les affiches de cinéma et les artefacts populaires. À ses yeux Zghaïb faisait partie de ces peintures populaires, avec, à l’autre extrémité, les peintures des camions.

Hockney, Carswell et Zghaïb posent à des degrés différents, et avec des variations, la question du lieu et des signes, d’une sémantique, et de la construction de la peinture en dehors des signes, ou en décalant leur emploi. Hockney se savait de passage, en voyage. Carswell, lui, était installé et se mettait hors du temps, dont la notion, chez lui, est brouillée ; son réel devenait celui d’une nostalgie de l’Angleterre, fog poisseux qui l’empêcha de voir ce qui l’entourait et le fit se tourner vers les problèmes esthétiques non résolus qu’il traînait depuis la fin de sa scolarité au Royal college of art.

Pour Carswell, la grande préoccupation fut ce réel qui l’occupait mais qu’il ne peignait plus, n’ayant plus de distance à son égard. Sa compréhension et son appréhension d’un Pop Art comme art populaire ne lui permirent pas d’aller plus loin. Il y avait toujours en lui le savoir-faire distingué du dessinateur d’archéologie en un temps où les Anglais des faubourgs et des quartiers populaires étaient en train de conquérir, par la seule affirmation de leur présence, les milieux artistiques de Londres.

Carswell vivait avec détachement et culture, une expatriation nostalgique, qui se donnait le prétexte de la quête du soleil, avec l’élégance de l’Anglais aux colonies. Tous les défauts sans les qualités n’arrivent jamais à rejoindre toutes les qualités sans les défauts. Il s’étonnait que la réalité ne fît pas une irruption plus nette dans son désir et ne se conformât pas à ses vœux les plus secrets. Hockney, lui, peignait ce qu’un Anglais pouvait percevoir du vécu de Beyrouth, Carswell se rendait à Tabarja pour un long séjour bucolique, réveillé seulement par les dos d’âne qui barraient régulièrement la route comme une autre manière de mesurer le temps. Hockney entrait dans l’Orient somnolent, non certes celui de Kipling, mais celui de Durrell, transfert hybride et lointain d’Alexandrie.

Reste la question. Comment, à Beyrouth, dans une baie sans moustiques, prétendre à un étonnement perpétuel ? Pouvait-on y trouver la jouissance de vivre sans la difficulté ou la souffrance de créer ? Était-ce le monde comme facilité ? Même si l’on s’abstient de juger, il est incontestable que Hockney, par ses gravures et la série de dessins libanais, nous place face à une déception qui tient à cette simple constatation : il était en parfaite position pour peindre le pays et n’en a rien fait. L’Amérique était le lieu de son rêve, et non la Méditerranée.

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