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Gemayel César

 Ain el-Touffaha (Liban), 9 février 1898 – Beyrouth, 1958

Il commença ses études primaires à Kornet Chehouan pour devenir prêtre, mais dut les abandonner en 1911 à la mort de son père. Il y avait, chez César Gemayel, une part de vitalité et d’exubérance très proche de celles de Khalil Saliby, son premier maître, qui le poussa à quitter la pharmacie où il était préparateur pour se consacrer à la peinture. Leur rencontre fut, avant tout, celle de deux tempéraments. Il obtint, en 1927, une bourse d’études par l’intermédiaire de Cheikh Mohamad el Jisr, président du Parlement libanais. 

À Paris, il s’inscrivit, de 1927 à 1930, à l’Académie Julian et s’imprégna de l’atmosphère des années 1920, avec le goût de la nudité des femmes et de la fraîcheur des paysages. Un jour, son premier modèle libanais devait raconter avec quelle patience il l’avait convaincue de se déshabiller.

En 1943, César Gemayel fonda, avec Alexis Boutros, le département de peinture de l’Académie libanaise des Beaux-Arts (ALBA), initiative fondamentale pour assimiler et dépasser l’expérience du Mandat. Elle bénéficia de l’apport de Polonais qui avaient dû quitter leur pays et parmi lesquels se trouvaient, outre de nombreux architectes, des graveurs et des peintres. Gemayel les engagea à l’ALBA, et c’est sur leur savoir-faire que se bâtit, pour la première fois, la possibilité de faire, au sens de fabriquer, une image et non plus de travailler à la copie d’image. Ils venaient, en effet, d’une tradition ancienne, disposant d’une pédagogie bien rodée, et leur arrière-plan culturel, même s’il était parfois décalé du reste de l’Europe, ne manquait pas d’intérêt. L’ALBA joua le jeu d’une université nationale, et ses professeurs, jeunes intellectuels, allèrent ensuite, pour la plupart d’entre eux, étoffer les cadres de l’État libanais.

De la peinture, Gemayel perçut d’abord un mélange de goût des femmes et d’emportement créateur. Peindre était pour lui un acte amoureux, amour des couleurs et de la pâte. Il tendait parfois à voir toute la toile comme une masse colorée d’un seul tenant, lointain écho de l’enseignement des impressionnistes auquel s’ajoutait l’exemple de Delacroix sur qui il publia un livre.

Le temps pictural, arrêté, décalé, ne respire chez lui qu’à la surface de la toile. Sa peinture a commencé par imiter celle de Saliby, avec une touche plus fraîche par la couleur que par la manière dont elle se pose – du moins l’interprétait-il ainsi. Il n’arrivait pas à surmonter le décalage entre la technique picturale et la modernité du sujet, ellipse anatomique et manière d’abréger par la couleur.

Son enthousiasme contagieux fit de Gemayel un excellent professeur. Pour lui, les différentes écoles restaient par leurs techniques, liées à une chronologie et à une graduation du raffinement. Cette manière pour le moins optimiste de voir dans l’histoire de la peinture un progrès continu se traduisit par son refus de décoller du métier, sa façon de rester insensible aux formes ou, peut-être de les interpréter autrement.

Dans le contexte de son époque, Gemayel a apporté une franchise de coloris, une ellipse du dessin, ainsi qu’une ferveur, une précipitation dans la manière de saisir la forme et la couleur, bref un tempérament de peintre et un goût de la peinture qui étaient nouveaux dans le paysage libanais. Il a su peindre jusqu’avec les poncifs. Il n’avait pas choisi, comme on pourrait le croire au premier abord, un impressionnisme bon teint, mais une peinture parisienne des années 1920 et 1930. Parisienne par le sujet, et la manière dont techniquement l’académisme s’y greffe sur la part de vivacité due à l’impressionnisme. Elle allait fonctionner dans le goût et la sensibilité du public. La formule qu’il répétait : « venu de Paris et a étudié à Paris » était excellente pour sa réputation.

Gemayel n’allait pas faire, à lui seul, une révolution technique et picturale. Son problème, quoi qu’on ait pu en dire, n’était pas celui d’une historicité où il se serait senti à la fois enjeu et partie prenante. Il venait du Beyrouth de 1920, où l’écho de la peinture était pour lui ce qu’il percevait de l’art et de la condition d’artiste. Celle-ci était une manière d’être, dont Saliby offrait l’exemple et qu’il encourageait à adopter.

Beyrouth, où il avait son atelier dans un immeuble de la place de l’Étoile, lui permettait de mener une vie de célibataire dans les milieux intellectuels de l’époque, essentiellement ceux de la presse et des revues culturelles. Il y avait là Émile Lahoud, Fouad Hobeiche, Toufic Aouad, Gabriel Murr, Maurice Gemayel et Habib Abi-Chahla.

Le plus difficile était de dépasser la contradiction. Si l’histoire de l’art pouvait permettre de poser quelque distance par rapport aux formes, il ne la percevait pas de cette manière. Il y avait d’abord l’amour de la peinture, et c’est à cela qu’il tenait. C’est parce qu’il aimait tant peindre, qu’il a tant produit, et du meilleur au pire. Le meilleur était le plus proche de ce qu’il était, de ce qui le rapprochait de son désir et de son ambition. Le pire était, évidemment, le contraire ; au-delà de la destruction de l’originalité par la technique de la copie, la création de poncifs, l’objet était vide parce que le sujet l’était, le réel annihilant l’image. Victor Hakim, qui a bien suivi le travail de Gemayel dans les années 1930, lui a reproché de n’être pas allé au-delà des virgules impressionnistes, mais il était trop tributaire de la technique pour pouvoir aller plus loin. Il lui fit aussi grief de son retard, d’en être resté à une culture picturale vieillie. Le monde changeait, mais le Liban se repliait frileusement sur le passé, ou une image immobile du passé.

Ce serait toutefois le placer dans une situation fausse que de ne voir en lui que l’hédonisme, la seule passion de la nudité des femmes, l’abus in fine des touches impressionnistes, des lourdes virgules de pâte et de couleurs qui étaient comme la dernière protestation d’un amour de la peinture tentant de resurgir.

Le drame de Gemayel est de n’arriver jamais à détruire le sujet au profit de la peinture. L’influence de la révolte de Saliby l’y aurait aidé, mais cet impressionnisme, dont il se fera plus tard le héraut de la technique, le rend trop soucieux d’un équilibre où la gentillesse, la mièvrerie de la fausse provocation du sujet, égalent la légère audace par rapport au paysage pictural libanais, et bien moins par rapport au parisien. Saliby installe son chevalet devant la nature et peint un mauve strident, s’il le voit, tout comme il installe son chevalet dans un hôtel du Caire et en peint lourdement les ors. Gemayel, lui, s’installe devant le modèle, et peint une femme nue, la peinture étant, pour la société libanaise, le prétexte à la vision de sa nudité. De Saliby, il garde secrètement le refus, qui l’a rejoint et quelque peu blessé, de cette société libanaise où il joue un rôle, mais en sentant parfois que ce rôle se joue de lui. Il n’a pas de remords. C’est un homme libre, mais il accumule les regrets.

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