
Moustapha Farroukh - De ma fenêtre, 1950

Moustapha Farroukh - La Dame du Palais, 1942

Moustapha Farroukh - Cabane sous les pins, 1940

Moustapha Farroukh - De ma fenêtre, 1950
Farroukh Moustapha
Beyrouth, 1901–16 février 1957
Au début du siècle, Beyrouth, port en plein développement, siège d’une wilayet ottomane, jouissait d’une prospérité remarquable et était un centre commercial animé par une bourgeoisie active. C’est dans une famille sunnite que naît Moustapha Farroukh. De la fratrie, il est le seul à être envoyé, en 1907, à l’école du cheikh Jomaa, à l’emplacement de l’actuel collège de filles de Bachoura. En 1910, on le retrouve à l’école de Taher el Tannir où il fait ses études d’arabe sous la direction de Cheikh Moustapha El Ghalayini. L’année suivante, il s’inscrit à Dar el Ouloum, mais l’établissement doit fermer au bout de six mois en raison de difficultés financières et de l’agitation nationaliste.
Dès 1912 Farroukh commença à donner des dessins à la revue fondée à Beyrouth par Taher el Tannir. Il fit alors la connaissance de Jules Lind, photographe allemand installé à Beyrouth près de l’hôtel Bassoul. On le vit souvent chez Lind, dont la fille l’initia à l’aquarelle.
Comment ce jeune sunnite beyrouthin parvint-il à rompre l’interdit de la figuration en islam ? À ces corps sans âmes que crée le dessin, un cheikh de ses amis, raconte la légende, promit d’insuffler la vie le jour de la résurrection, levant ainsi la terreur du jeune homme et la malédiction d’un autre cheikh. Il devint un sujet d’intérêt pour la bourgeoisie sunnite et quand en 1913, à la mort de son père, Howard Bliss, fils du fondateur de l’Université américaine de Beyrouth, lui offrit une bourse d’études, sa mère, après consultation familiale, préféra le voir s’inscrire au Collège ottoman où l’accueillit celui qui l’avait fondé, Cheikh Ahmad Abbas el Azhari.
En 1916, Farroukh rencontra Habib Srour, qui allait être pour lui un ami sûr et un appui. Tout en le laissant fréquenter son atelier, Srour l’encouragea à étudier le français et l’italien pour pouvoir voyager en Europe et perfectionner sa technique.
À partir de ce moment, il se mit à faire des économies pour le voyage et quand, sur la recommandation de Nessib Chedid, frère de Monseigneur Chedid, il fut assuré d’un logement à Rome dans une famille italienne, les Pisani, il s’embarqua à Beyrouth, le 15 septembre 1924, à bord du paquebot Brazil, à destination de l’Italie, comme l’avaient fait avant lui Daoud Corm et Habib Srour. Arrivé à Rome, Moustapha Farroukh s’inscrivit à l’Académie royale et à l’Académie libre. Les quatre années précédant l’obtention de son diplôme furent faites de découvertes et de travail intense. Il visita les musées, rencontra des artistes italiens et multiplia les séances de paysage dans la campagne romaine.
En juillet 1927, un premier et court séjour à Paris s’acheva sur une déception. Ne connaissant personne, il se borna à visiter quelques musées. En décembre de la même année, il fut de retour à Beyrouth et, sous l’égide des scouts musulmans, organisa une exposition de ses œuvres au palais d’Ahmad Ayass. L’année suivante, une rétrospective de sa peinture fut présentée au West Hall de l’Université américaine, ce qui lui permit, avec une aide du gouvernement, de faire un séjour de spécialisation à Paris où il passa trois ans.
II fut cette fois sensible à la fascination que Paris exerce sur tout peintre. Il exposa aux divers salons, rencontra Forain et Chabas, reçut son ancien professeur italien, Calcagnadoro, et entreprit un voyage en Espagne qui lui inspira un livre sur la civilisation arabe dans la péninsule ibérique. Sur le chemin du retour, à la fin de 1931, il repassa par l’Italie.
Enfin installé à Beyrouth, Farroukh présenta plusieurs expositions. En 1935, il se maria et commença à enseigner la peinture à l’École normale et à l’Université américaine. Mais les premières atteintes d’une leucémie se manifestèrent. Jusqu’à sa mort, à l’hôpital des Makassed, il travailla par intermittences, durant les répits que lui laissait la maladie. « Je vais mourir, disait-il, et je veux peindre comme j’en ai envie. » La vision devenait plus simple et dépouillée.
Farroukh a pratiqué une interrogation continuelle de l’héritage européen et manifesté, après l’indépendance du Liban, une farouche volonté de poser les jalons et la question d’une peinture libanaise. Ayant d’emblée pris la peinture comme métier, il avait loué, dès 1935, un atelier à Souk Sayyour. Convaincu qu’un peintre doit pouvoir vivre de sa peinture, il paya le prix de cette gageure qu’il réussit à tenir avec la perpétuelle angoisse du retour à la pauvreté, qui était pour lui l’absence de couleurs, le retour à l’enfance où il ne pouvait pas s’en acheter.
Farroukh a abordé de façon conséquente sa part de culture islamique. Il ne s’est jamais coupé de ce milieu sunnite de Beyrouth qui présente suffisamment de caractéristiques claires pour qu’on puisse les énoncer. Par rapport à ses origines, il ne s’est pas prétendu occidentalisé, mais s’est dit musulman, ouvert à la culture islamique, et n’a jamais esquivé sa clientèle première. Toutefois, il fut contraint, en tant que peintre, à se poser le problème de l’image, n’y échappant parfois que dans la décoration et l’arabesque.
Allait-il devenir le peintre musulman de la société francophone de Beyrouth ? Ce ne fut pas le cas. Il parcourut le pays, croquant paysages, monuments et personnages, non dans l’esprit folklorique de la carte postale, mais en revendiquant l’exercice de la peinture comme un engagement. À l’indépendance, avec Onsi, Gemayel, Saliba Douaihy, il représenta ceux pour qui le Liban n’était pas un paysage, un folklore ou un slogan politique, mais un lieu d’exercice de la peinture.
Le cadre réaliste dans lequel a fonctionné sa peinture permet de voir clairement, dès le départ, que le champ d’exploration du réel tel qu’il l’entendait ne visait aucun imaginaire, nulle constitution d’un monde autre ou une interprétation personnelle des formes, mais ce qui s’offrait au visuel, dans la tradition de la peinture, et ce que le visuel permettait le mieux de montrer. Son exploration systématique du Liban a toujours gardé sa dimension humaine ; il a peint des villages et leurs habitants, des types – non par goût du pittoresque mais par appétit de l’image – et des métiers. En prenant une vue d’ensemble de son œuvre, on comprend, que pour lui, peindre le monde était la seule réponse possible, à la fois interrogation et réponse, problème et solution.
Certes, on ne peut séparer les thèmes de la manière de les traiter. L’aquarelle fut pour lui le médium idéal, et les grandes feuilles traitées d’après nature ou en atelier, en s’aidant de notes, esquisses et croquis, permettent de comprendre sa variété de moyens, mais surtout, son obstination technique à rendre perceptibles le regard, l’objet regardé et la manière de le regarder. Il montre parfois une virtuosité qui va au-delà de la maîtrise d’un instrument longtemps pratiqué.
Ce qui est important chez Farroukh, c’est autant les faits biographiques et picturaux que le décodage des intentions et des virtualités. Il représente clairement l’approche sunnite beyrouthine de la peinture et l’expression intellectuelle de cette approche qu’il mène tout au long de sa carrière, de 1924 à sa mort le 16 février 1957.
La naissance d’une vocation dans un cadre aussi précis entrecroisait à l’époque plusieurs facteurs : peinture libanaise pendant la période ottomane, exercice de la peinture dans les milieux sunnites et mise à jour dans ce milieu traditionnel et populaire de ce rapport à la peinture. Les questions qui se posent ici touchent moins au rapport à la modernité, comme on pourrait le croire de prime abord, qu’au problème fondamental du réel, à la fois réel historique et réel de l’époque. Non de manière primaire, comme simple témoignage, mais dans la nécessité d’exprimer toute la culture et la sensibilité d’une époque dans le langage de la modernité ou dans celui de la tradition. Or Farroukh est l’un des rares peintres dont l’abord et la lecture peuvent être historiques, du portrait de Jamal Pacha aux affiches de propagande anglaise qu’il réalisa pendant la Seconde Guerre mondiale, un quart de siècle plus tard.
Le problème fondamental du réel chez Farroukh tint à la réponse de ce qui fut son marché réel ou supposé, paysages de cartes postales et personnages ou types locaux destinés à son public. Le moment où il s’approcha le plus de ce réel, et de l’expérience picturale qui y est incluse, fut celui où son réalisme rejoignit une vision revendicatrice et politicienne. Même s’il se mettait à regarder un balai et à le peindre, il conservait toujours le vernis idéologique de la démonstration et aussi, plus que tout, le léger détournement du réel qui n’était jamais vu en lui-même, mais seulement utilisé dans l’imagerie de sa fonction, au demeurant simplifiée.
Farroukh exposa en 1935 à l’École des arts et métiers, en 1937 au Cercle de l’Union française à Beyrouth, puis en 1938 au West Hall de l’Université américaine. En 1946 au Club culturel à Tripoli, en 1949 au Club sportif à Beyrouth, en 1953 à la Maison des Najjadés à Beyrouth.

Moustapha Farroukh, exposition à l’Université américaine de Beyrouth, 1929