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Carswell John

Londres, 1930

John Carswell fit ses études de peinture, de 1948 à 1953, au Royal College of Art. Après trois années passées en Jordanie, de 1953 à 1955, il vécut vingt ans au Liban, de 1956 à 1976, comme professeur et directeur de la section des beaux-arts à l’Université américaine de Beyrouth. Il avait participé, comme dessinateur, à diverses missions archéologiques au Moyen-Orient. Les Anglais s’imposent souvent une sorte de devoir d’excentricité. John Carswell ne manqua pas à la règle, et se fit un malin plaisir d’être doublement excentrique : il aimait à parler de son séjour au Liban comme du temps de l’observation de Carswell par Carswell.

Beyrouth fut le lieu où il cessa de peindre, prisonnier de la facilité de la scène libanaise autant que du milieu de l’Université américaine. Vers la fin des années 1950, il faisait une peinture typiquement anglaise, proche, avec quelque ironie, de la tradition formelle des années 1930 et marquée par sa formation archéologique (Hadrien à Cnossos). Installé à Tabarja, dans une maison nichée au fond d’une crique, il vécut en hédoniste pragmatique ces années où, pour les peintres du cru, le réel semblait si difficile à saisir, hors d’atteinte, et où, par dépit, on se rattrapait sur n’importe quoi, ce qui donnait une étrange saveur aux activités de substitution, dans son cas, l’enseignement.

Quand, poussé en partie par le scandale que constituait une réalité laissée en plan, il lui fallut travailler le réel, ces images d’un présent que, faute de vivre de l’intérieur, il partageait comme une archéologie, il les aborda par le biais d’une sémiologie qu’il comprit comme un déplacement : peintres d’affiches de cinéma, lectures du Pop Art et positions intellectuelles préconçues et quelque peu paralysantes, en ce sens qu’elles avaient décidé de trouver la beauté là, et nulle part ailleurs.

On aboutit alors à la facilité d’un art conçu comme une sorte d’emballage cadeau, d’une circulation de produits hors des circuits artistiques ; position destructrice parce que totalitaire et marginale. Il fallait soit faire de l’avant-garde, soit intégrer sa production à l’artisanat traditionnel et donc entrer dans le circuit pour touristes ou amateurs blasés. Pris au piège il ne devenait plus que le seul amateur de lui-même.

Carswell eut toujours trop ou pas assez de distance ; il ne se mit jamais à celle qui est faite de sympathie, mais aussi de connaissance et d’expérience, ou du moins à la distance nécessaire pour enclencher en soi un acte créateur et l’envie de peindre. Éloigné des milieux arabophones et francophones, il lui semblait que les problèmes de la peinture libanaise étaient trop locaux, mais n’étaient pas suffisamment caractéristiques pour se différencier des autres et se constituer en langage autonome. En somme, il s’étonnait que la peinture locale ne relevât pas de l’artisanat local, ce qui eût, d’un seul coup, résolu tous ses problèmes culturels. Sans en avoir conscience, il avait la vision propre à un Empire britannique où tout devait être clairement ordonné. Il lui fallait plus de folklore, la touche locale étant ce qui lui permettait de comprendre la couleur locale, de savoir qu’on était bien au Liban. Mais il exigeait, en même temps, une plus grande intellectualisation.

Carswell ne put jamais réaliser cette impossible synthèse. Pas plus qu’il ne parvint à enclencher un enseignement trop axé sur l’histoire de l’art pour aller au-delà d’un formalisme dont sa propre peinture fut la victime, dès lors qu’elle ne pouvait puiser à des sources vivantes auxquelles il se sentait étranger, ou qu’il abordait avec l’œil d’un observateur non impliqué. Son humour et sa causticité portèrent, en quelque sorte, sur les nerfs de sa peinture, qui en souffrit énormément.

On retrouve en lui le goût typiquement anglais d’une pseudo-naïveté – que Durrell reproche à ses compatriotes de glisser jusque dans leur sexualité –, le sérieux dominé par la conscience d’un jeu supérieur, bref, tout ce qui fait qu’une grande part de la peinture anglaise ressemble à une conversation de salon au coin du feu qui dure depuis plusieurs siècles, dans un décor cosy alors qu’il ne cesse pas de pleuvoir sur Londres. Il apportait certes au Liban un regard neuf, mais il était trop loin de l’Angleterre pour ne pas se provincialiser rapidement, faute d’un public critique hors la dizaine d’Anglais du Beyrouth de 1957. À Tabarja, s’il se sentait protégé des moustiques, l’était-il de cette excessive douceur de vivre qui finit par faire paraître tout effort inutile ?

Toutefois, dans les années 1960, Carswell vécut la crise de la représentation d’une manière active et intéressante par sa double et contradictoire affirmation : ne pas vouloir peindre et vouloir néanmoins faire œuvre. Il était, hélas, trop chargé du bagage mental britannique pour aller, ce faisant, au-delà d’une provocation amusée. Sa sensibilité au Pop Art, avant que s’étende l’influence américaine, son aptitude à saisir les cultures autres et à en comprendre l’originalité – mais en jugeant la peinture libanaise à distance –, n’excluaient pas la distance envers sa propre culture. Le regard sur l’autre – un épuisement de l’autre dans le regard anglais –, ne se donna à voir que dans son propre épuisement. Comme si tout Anglais était une Virginia Woolf en promenade sur cette terre.

La comparaison de Carswell avec David Hockney, venu passer trois semaines à Beyrouth en 1961, est d’autant plus révélatrice que tous deux avaient reçu la même formation picturale au Royal Collège of Art. La référence à Hockney permet de poser le problème de la créativité et de l’expression. Hockney regarde ce qui l’entoure avec l’alacrité professionnelle de celui qui sait n’avoir choisi pour métier que la seule peinture. Il n’a de culture que picturale – celle des mécanismes intérieurs de la peinture – ce qui ne signifie pas qu’il soit inculte, bien au contraire. Carswell, en revanche, ne voit la production picturale que comme une reproduction un peu ironique de la jouissance culturelle, mais, au fond, sans le métier de peintre. Il est dépourvu de professionnalisme. Aussi est-il l’anti-Hockney. Car Hockney ne fonctionnait pas en touriste de passage ; il cherchait des éléments pour construire et caractériser un dessin. Il y a peut-être de l’illustratif dans cette démarche, mais on voit bien que l’enjeu est d’une autre nature. Il utilisera le réel et le visuel de Beyrouth comme support de l’Alexandrie de Cavafy, qui ne devient plus mythique, mais incarnée et visible.

Devant la série de gouaches de Carswell de la fin des années 1950, on a l’impression que la peinture s’enfuit tant elle se sent de peu de nécessité. En somme, c’est une peinture dont l’ambition est de traduire ce dont elle se tient au plus loin : un réel constitué en réalisme, c’est-à-dire un système de perception conceptualisé, intellectualisé, où l’élaboration brute et sensuelle est considérée comme impure et honteuse, quand elle n’est pas mise en valeur comme la seule évidence.

Venant du dessin archéologique, Carswell fit une peinture qui chercha à y puiser son sens ; il se haussait au-dessus du documentaire, mais c’était pour s’engager dans une impasse. De la peinture libanaise, il retenait la fraîcheur et la nouveauté de l’image dans la façon dont elle a perduré, lecture très proche de celle qu’il fit du Pop Art ou des affiches de cinéma comme des variations de la peinture populaire. Il voyait, en effet, dans la peinture libanaise, au-delà de ce décodage, un art et une possibilité d’expression brouillés par un apport occidental – en l’espèce français –, qui l’avait détourné des voies d’une création originale. La vit-il aussi dans une continuité archéologique figée ? L’Orient semblait exclu de toute contemporanéité, et la seule manière d’aborder l’histoire de l’art allait pour lui de l’archéologie à l’expression populaire des arts traditionnels, à la filiation reconnue.

Le biais antifrançais était chez Carswell anti-culturel, dans la mesure où il traduisait un réel mépris de la possibilité pour un peuple de comprendre, maîtriser et créer dans le cadre de la culture occidentale ou en utilisant ses repères. C’est pourquoi il mettait en valeur un peintre comme Khalil Zghaïb, qu’il comprenait comme l’auteur d’une peinture populaire dont l’intérêt tenait au gauchissement de sa lecture de la représentation occidentale. Il y voyait un gauchissement conscient, fait de naïve rouerie, comme la confirmation amusée de l’inutilité d’un retour à l’académie, d’une assimilation du classicisme par des peuples qui, loin de l’Angleterre, ne peuvent intéresser que par leur seul folklore. Zghaïb ne pouvait être que le dernier représentant d’un courant naïf, puisqu’il touchait à l’identitaire au niveau de la représentation. Cette peinture naïve était censée, par sa fraîcheur, conforter, rafraîchir et confirmer des Anglais fatigués dans leur fondamental pragmatisme a-culturel. Ils s’attendaient à la naissance en série de peintres folkloriques.

En revanche, le milieu francophone, dans une autre lecture de cette espèce d’auto-épuisement culturel qui n’était, au fond, que la marque d’une extrême maladresse, valorisait ce qu’il comprenait comme une mode de l’art abstrait. Or, il ne s’agit pas de dévaloriser l’une ou l’autre lecture suivant les repères trop faciles d’une authenticité brouillée par la modernité et l’occidentalisation.

Il est surprenant que Carswell, vivant en pays maronite, ne se soit jamais intéressé à l’imagerie religieuse. Elle était, certes, comme toute imagerie religieuse, surchargée de significations théologiques à lui étrangères, ce qui n’en rendait pas l’approche facile. Il ne s’intéressa pas davantage aux sunnites dont la tradition, imposante et trop codée, ne fut à ses yeux qu’une turquerie. Il lui préférait le sérieux des hautes époques et des traditions établies, suivant en cela les Français qu’il critiquait avec tant d’acharnement.

Ce qui est frappant aussi, c’est la manière dont Carswell distancie et réduit les peintures qu’il prétend décoder, pas seulement en leur étant extérieur par le regard, mais en reportant sur elles, suivant ses propres grilles, des critères de sélection, de lecture et de jugement qui, au départ, les réduisent et les détruisent, puisqu’ils ne sont pas les leurs. Cela est plus fort encore et systématique pour le monde anglo-saxon que pour la francophonie. Quand il aide à organiser l’exposition de Jean Khalifé à l’Ashmolean Museum d’Oxford, sa tentative de démonstration antifrançaise, assure et confirme tout le contraire de ce qu’elle voulait affirmer.

Il faut lire la peinture de Carswell par défaut, dans un manque fascinant, une auto-observation paralysante qu’il essaie d’équilibrer par l’exercice d’un hédonisme bon teint, genre soleil et plage, une manière de faire qui n’arrive pas à se déculpabiliser de ce poids et malédiction conçus comme seule réalisation possible, le travail.

Carswell travaille tant lui-même qu’il s’y perd, non dans un sens possible, une forme possible donnée, mais dans ce brouillage que donnent l’excès de talents et la facilité qu’on s’autorise, blanc-seing de les perdre, comme pour se justifier de continuer. Il y a chez lui l’autodestruction de l’artiste, mêlée à ce froid réchauffé qui est typiquement anglais.

Sa chance fut de vivre toutes les potentialités du Liban dans les années 1950 et 1960, non comme un témoin fertile et privilégié participant à tout par son regard et sa production, mais dans l’observation continuellement brouillée d’un autre regard, où la figure thématique est celle de cet archéologue anglais retiré dans une maison perdue de village, au-dessus de Tabarja, avec un piano et une bibliothèque, objets apportés pour reconstituer le cottage anglais plutôt que météorites de la solitude. Celui dont le seul réel finit par être le regard et le désir pour la jeune villageoise accroupie, qui cuit là son pain au four à briques.

Cette ligne trouve écho parce qu’elle est l’écho d’une autre culture et d’un autre regard, porté plus longtemps que celui d’un touriste. Étonnement persuasif et amusé, l’art naïf d’un poète sans Harrar, entièrement tourné vers le passé, figeant l’avenir dans l’exercice d’un quant-à-soi culturel ; seule manière comprise de donner forme, prise à bras-le-corps et dont, depuis, il ne semble pas se dépêtrer. L’Angleterre retournait à ses colonies, dans une espèce de déshérence qui troublait d’autant plus Carswell que le Liban n’avait pas fait partie des colonies anglaises.

Il fallait comprendre que les limites de la lecture de Carswell ne relevaient pas de manière trop étroite d’une lecture anglo-saxonne et critique de la francophonie beyrouthine, c’est-à-dire ce mélange des milieux jésuites et d’Achrafyeh.

Quant à la peinture libanaise, son excentricité trop osée et littérale l’en éloignait définitivement plus qu’elle ne l’en rapprochait. Bien plus même, c’était bien sa propre lecture qu’il voulait confirmer dans les productions inattendues, c’est-à-dire faussement excentriques de la couleur locale. Cette manière de pose, qu’il mit des années à installer, se retourna finalement contre lui par l’insidieuse présence de la morale anglaise et d’un art de vivre qu’il croyait avoir plié à ses désirs.

Son argument principal se retournera contre lui, puisqu’il reprochait aux peintres locaux de ne pas être suffisamment locaux. Toujours cette manie de l’indigène chez les sujets de l’Empire britannique.

Seul Khalil Zghaïb, l’excentrique au second degré trouvait grâce à ses yeux pour avoir peint la même année le débarquement américain de 1958. Il s’étonnait, disait-il, de retrouver à la devanture d’un kiosque à journaux, en Turquie, la photographie d’un attentat contre un tramway à Beyrouth en 1958 et du fait qu’aucun peintre local n’ait exploré le thème. C’est dire.

En fait, ce qui l’intéressait et ce qu’il voulait explorer, c’était le drame comme un jeu formel. C’était sa vérité.

Le drame comme un jeu formel était de fait son propre drame. Parce que pendant ce temps-là, que peignait-il lui-même à Beyrouth en 1958 ? Des allégories décalées et faussement symboliques, de la mauvaise peinture anglaise des années 1920.

Un jeu formel et contrasté de squelettes dansants, de fleurs dans des vases, une interprétation gentiment esthète du monde où la gouache semblait avoir recouvert les pages des journaux et les photographies de l’actualité. C’était ce décalage en lui qui était le plus flagrant, revendiquer telle peinture quand en réalité il en fait une toute autre.

Il lui fallait comprendre que la peinture, son seul message c’est elle-même et non ce pansement défait du monde britannique de 1950. La maladresse picturale ajoutée à celle de l’idée y apparaît si clairement qu’on ne peut plus y voir que de l’illustration. Tout cela ne représente que l’illustration du désir anglais et de l’ennui des colonies et des fausses colonies.

Carswell arrive à fausser la lecture de Zghaïb à un point tel qu’il le fait apparaître à la jonction d’un conflit d’interprétation entre un faux primitivisme déguisé et une naïveté rouée, à l’intersection des cultures anglo-saxonnes et françaises au Liban. C’était d’ailleurs son propre problème, même s’il ne frayait pas trop dans les milieux francophones.

Il arrive aussi à réduire Zghaïb à sa seule réception par le public et les collectionneurs comme le produit générique et pittoresque d’une représentativité dont la fonction principale est bien le plaisir du clin d’œil forcé pour dérider ses héritiers, tous lecteurs d’une synthèse de la peinture naïve et d’un Orient d’autant plus de pacotille qu’il se réduit à la pacotille. C’est le réel d’un réel, un second degré de toute façon irréalisable autrement. Rien n’aurait pu forcer Zghaïb à une plus apparente simplicité, s’il n’y avait pas déjà la distance irréelle et chimérique d’un être humain placé sur Terre, dans un être-là entre le café de la République, l’école des Arts et métiers et cet appartement du rond-point Salomé, où l’absence de recours du destin lui vaudra d’avoir la gorge tranchée.

Si Carswell se mesure à cette aune, ce sera aussi face à cette fausse naïveté suspicieuse qui brouille toute innocence possible quand le recours à l’art vous donne la possibilité de parler et dans ce cas, de parler pour ne rien dire.

Quels sont les repères de la peinture de Carswell ? Un discours très moderniste d’histoire de l’art, moins surréaliste que lié à Dada. Mais il n’aura impliqué que la mise en place d’une imagerie littéraire, puisée en grande partie dans les codes de la peinture anglaise des années 1920, considérée exclusivement comme l’expression d’un triturage esthétique du réel. Torture de la figure et des formes. La fausse ingénuité aussi bricoleuse qu’irréalisée rend ce graphisme caricatural. Le réel prétendument illustré finit par tourner casaque d’ennui.

Tout cela était censé impressionner la petite coterie anglaise de Beyrouth à la fin des années 1960. Mais l’on vit Carswell faire lui-même l’impasse sur tout cela en réalisant des installations faites d’un long fil auquel étaient suspendues des bouteilles d’eau minérale vides et des canettes de bière, pour protester contre la pollution de la mer.

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