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Barrage Fadi

Beyrouth, 1940–1988

Tout semblait destiner Fadi Barrage, né dans une famille sunnite de Beyrouth, à prendre la succession de son père dans l’entreprise familiale de négoce de céréales. Comment ne pas voir dans les mécanismes qui vont en faire un peintre l’appel impérieux d’une ambition et d’une vocation ? Il fut jusqu’au baccalauréat, élève de la Brumana High School, et y acquit une formation intellectuelle anglo-saxonne.

Le cadre de vie qu’offrait l’établissement et une discipline toute britannique – surtout pour les élèves internes – étaient la meilleure introduction à la formation intellectuelle qu’il dispensait : un protestantisme anglais, adapté au Moyen-Orient et diffusant sa laïcité profonde, une honnêteté fondamentale à l’égard des mots et du monde, et un pragmatisme dont l’ardent désir d’efficacité ne dédaignait pas la culture puisée à une ancienne tradition. Le monde était vu comme un objet à explorer et à transformer. L’acuité d’une auto-analyse permanente était facilitée par la maîtrise d’une langue où tout se dit avec une économie allusive, à la mesure de sa richesse, et où la vie intérieure a pour seule limite l’obligation de ne pas se perdre dans un idéalisme flou. L’éducation était inspirée par l’empirisme et, surtout, par cette considération fondamentale : l’idéalisme ne permet pas d’aller suffisamment loin dans l’analyse des objets du monde.

À l’école, Fadi Barrage s’intéressait aux langues anciennes, aux sciences naturelles et à la littérature française. Or la formation francophone de l’époque négligeait les sciences au profit des lettres. Il se passionna pour l’attirail du cabinet de sciences naturelles et se forma à la précision du dessin, à l’observation de la nature et au vieux fond de darwinisme qui soulevait encore des polémiques. Dans cet univers, le dessin est toujours utilitaire, sa beauté même tenant à ce caractère : dessin d’ornements, d’anatomie, d’animaux et de plantes. Cet aspect descriptif restera en sommeil car Barrage trouvait dans le grec ancien ce qui l’intéresserait un jour dans la peinture, comme champ de formation intellectuelle. C’est tout naturellement qu’il voulut poursuivre l’étude de cette langue et choisit à cet effet l’université de Chicago, sans doute aussi, pour une part, à cause de son éloignement. Derrière son désir d’étudier le grec en Amérique, il y avait un vœu : celui d’une coupure irrémédiable avec le milieu et le mode de vie qui étaient les siens, avec ce qui eût pu être considéré comme une intégration. C’est là que joue la fascination des origines, notion en grande part mystérieuse et poétique. Il voulait lire le grec ancien, comme on déchiffrerait les débuts du monde, mais dans un autre monde.

Longtemps, et surtout après son retour au Liban en 1968 au terme d’un séjour de quatre ans à Paris, c’est à des références structurelles et méthodologiques grecques que revint Barrage. Il trouva dans Aristote une méthode scientifique, une vision opérationnelle, un rapport au monde, et il subit l’influence de sa métaphysique et de son esthétique. Le réalisme aristotélicien voit dans l’œuvre d’art la forme immanente de la chose sensible. L’artiste est donc un artisan, ayant la maîtrise de son métier, et dont le travail porte sur le réel et consiste à dégager la forme intérieure. Car la forme du monde est sa substance. Cette donnée fondamentale se retrouve dans le désir de pratiquer un art et de le vivre. Ainsi, dans une peinture de recherche, le travail esthétique deviendra éthique, l’expérience des formes en tant que liées au réel se fera émotion devant la beauté du monde, peinture de découverte et de révélation, éclairement de la vie et du sens.

À partir de là, le problème de la peinture n’est plus d’ordre intellectuel. Il se résume à la quête de ce « quelque chose » derrière la peinture, qui est la peinture réduite à l’essentiel parce qu’elle le devient. Mais comment définir de manière claire, ce « quelque chose » en termes moins rhétoriques que la recherche de l’enfance, les premières images, la recherche de l’origine, du chemin et du lieu : le mystère où tout est clair et où, pourtant, tout se dérobe ? En ce sens, Léonard de Vinci était peintre, et Chardin et Le Nain et Paul Klee.

De même qu’Aristote imprégna l’esprit de Barrage, c’est Klee, librement choisi, qui assura sa formation picturale. Picasso disait à Klee : «Vous êtes le Pascal de la peinture. » Souvent reproduite, son œuvre restait pourtant peu connue dans la France des années 1960, comme le Bauhaus et la peinture allemande de l’entre-deux guerres.

Les écrits théoriques de Paul Klee ne furent intégralement publiés que dix ans plus tard, c’est-à-dire à un moment où Barrage était engagé trop loin dans son œuvre pour faire marche arrière. Barrage avait tout patiemment réuni sur ce peintre : les livres de Grohmann et Claude Roy, son journal, traduit par Klossowski chez Grasset, des reproductions en cartes postales, quelques catalogues et des albums de photos, langage autre, mais souvent aussi éloquent.

Klee lui conféra le sens de l’artisanat pictural, la probité des moyens et du métier, matière et couleurs, construction des formes et, surtout, cette manière de voir qui n’est pas uniquement une façon de regarder.

En ce sens, Klee était toute la peinture moderne interrogée et pratiquée, du Blaue Reiter à l’expressionnisme abstrait. Il avait démonté les différents langages de la peinture contemporaine ; ses analyses, ses exercices pratiques en font, certes, un peintre pour les peintres, mais sa force vient justement de là, et c’est la leçon qu’en tira Barrage avant de le quitter, comme on quitte tout bon maître : visant l’essentiel, on finit toujours par toucher le but. Sa peinture ne se coupe pas d’une longue interrogation culturelle et individuelle.

On classe aisément un intellectuel dans un ordre de choses où l’effacement de sa propre vie fait apparaître les problèmes comme étant résolus d’avance. Barrage critiquait violemment ce qui lui semblait être, au Liban, un environnement trop influencé par les mauvais côtés, plus que par les bons, de la culture française. Toutefois, il lui semblait qu’il ne pouvait se couper d’une frange importante du public et des amateurs libanais de langue française, qui étaient loin de représenter tous cette image caricaturale.

Ce que la volonté de création implique d’angoisse, de refus, de doute, de peur et de fascination ne trouvait ni sa place ni sa justification dans une société comme celle du Liban, où tout va à la plus grande facilité. Ses membres ont été par trop habitués à une peinture de complaisance esthétique, où la pratique de l’art semble relever d’un ajout à la vie, de quelque chose qui vient s’y adjoindre non par l’effet d’un manque mais par celui d’un artifice.

Paris, où Barrage s’installa en 1964, après quatre années d’études du grec classique à l’Université de Chicago, tenait un rôle important pour tout artiste se plaçant devant des problèmes de création, choix où joue la symbolique de la distance et de l’exil, l’éloignement d’un milieu et d’une société au nom d’un choix de soi. Pendant ces années parisiennes, le côté poétique de la vision de Barrage n’apparaît plus comme quelque chose de définitif, mais comme une manière de peindre parmi d’autres. À partir de 1965, l’École de Paris semblait en perte de vitesse devant la poussée de la peinture américaine – expressionnisme abstrait et Pop Art – mais, du moins, Paris continuait-elle à jouer le rôle d’un centre vivant, d’un lieu où l’on pouvait voir la peinture.

À la mort de son père, en 1968, Fadi Barrage rentra à Beyrouth. Il fit ses deux premières expositions en 1968 et du 17 au 27 février 1971, au journal L’Orient de Beyrouth. Deux autres suivirent, l’une du 10 au 22 février 1972 à Dar el Fan, l’autre en 1974 à la galerie Modulart. Cette même année, il emménagea dans un nouvel atelier à Bab-Edriss, qui fut entièrement dévasté et pillé au début de la guerre, en 1975. Plus de 1 500 toiles qui y étaient mises en dépôt furent alors volées. Cette installation ne traduisait pas une nostalgie – elle ne pouvait être perçue comme telle à l’époque – mais relevait de la simple commodité : atelier bon marché et domicile séparé de la maison familiale.

Le souci d’indépendance et d’autonomie, le désir de vivre de son art et d’entrer dans l’économie de marché ont joué un rôle dans ce choix.

Cette installation était surtout importante par la phase qu’elle inaugurait : elle marquait l’ouverture à un réel qui n’était plus le réel intérieur avec sa poétisation narcissique, mais l’arpentage de la ville et une façon de vivre avec elle, d’ouvrir les yeux sur sa réalité. Ce passage de l’abstrait au figuratif, s’opère pour des raisons morales, mais aussi, sans doute, pour des raisons liées à la vie quotidienne. Quant à la ville, elle se poétise de manière différente, puisqu’elle est vue et vécue désormais différemment, d’abord du fait des lieux eux-mêmes, mais aussi par l’assimilation de l’expérience dans la peinture, ce qui relève d’un autre niveau que du seul fait d’avoir quitté la demeure familiale. Or les caractéristiques de ce centre-ville, de ce lieu de passage, de rencontres et de négoce, ne seraient pas celles d’un lieu poétique s’il ne s’agissait du substrat du Beyrouth du xixe siècle. Lieu habité par les plus pauvres : quelques vieilles maisons, parfois insalubres, et le fait de loger là quand il n’y avait guère moyen de loger ailleurs. Pour ceux qui avaient conscience de ce que fut Beyrouth au xixe, ces nouveaux citadins semblaient quelque peu décalés parmi les bureaux, dépôts et maisons de commerce qui les enserraient.

Sans être politisé, Barrage s’intéressa à la politique ; il y vint en partie par le biais du social, puisque son retour à la figuration, dans le sens de prise en charge du réel, impliquait le réel tout entier. Comment prendre les gens pour modèles sans les écouter ? Or, même observer de loin est une manière d’écoute. La bonne clé fut, pour lui, un recueil en plusieurs volumes des dessins de Rembrandt. Les hachures, le clair-obscur ; au bon moment, l’outillage technique du dessin lui est offert, tel qu’il en avait besoin. Deviner les hommes peut relever de la même passion, du même intérêt, qui fait qu’on dessine un crâne ou un coquillage. Mais s’y ajoutait – et la nuance est d’importance – le fait qu’il avait désormais le désir de vivre parmi les hommes et non parmi les coquillages. Il s’agissait moins d’art engagé que du choix d’un mode de vie.

À la première rencontre avec la peinture de Barrage, on est frappé par la nouveauté qu’elle prend en charge : le désir de ne pas fuir l’héritage pictural du monde. Mais peut-être suffit-il d’être peintre pour qu’il en soit ainsi. Dès le départ, cette peinture sort du brouhaha mental traditionnel de la peinture libanaise, mettant définitivement de côté la réalité vraie et le faux-semblant, l’imitation du paysage et la grandeur d’âme. Par rapport à la génération de peintres qui le précédait – soit tout au plus une quinzaine, dans les années 1960 – et qui s’étaient confrontés à l’abstrait dans une dichotomie presque totale, une séparation douloureuse et délibérée d’eux-mêmes, Barrage apparaît comme celui dont l’abstrait pourrait être la langue.

Son œuvre représente, au sein du déroulement historique de la peinture libanaise, une démarque essentielle : pour la première fois, une œuvre se construit en questionnant l’histoire de la peinture et en faisant de la culture picturale le point de départ de toute peinture. Culturellement, la situation de la peinture libanaise fut souvent celle-ci : on allait vivre quelques années à Paris, on voyait ce qui s’y passait, on revenait à Beyrouth et tous les problèmes étaient réglés. Puis on élaborait sa peinture à l’intention du passant ou de la médiocrité ambiante. L’exigence du départ se morfondait ou s’exacerbait par l’effet de ce clivage inconscient.

Barrage n’a pas vécu ce problème, mais du moins lui a-t-il fallu retraverser ses quatre années parisiennes pour réussir un nouveau retour. Le danger auquel il a échappé est que tout aurait pu se résoudre de manière littéraire, en une poétique des moyens picturaux et dans la poursuite de l’impossible objet. Objet vague et lointain par définition, dont la dérobade continuelle devient le seul moyen d’existence et la raison de la recherche.

Ce qui rend difficile l’analyse de cette œuvre ne tient pas à son éparpillement ou à l’absence d’un catalogue raisonné, mais à l’écran d’une perpétuelle lecture picturale qui se place entre la somme des intentions et la réalisation, sans que l’éclaircissement de l’œuvre la justifie en le faisant rentrer dans une histoire de la culture, sinon celle-là même que nous impose non quelque arbitraire, mais ce par quoi une œuvre et une ambition sont parfois prises au piège de leur propre désir.

Pour Barrage, l’artifice était le premier pas nécessaire pour créer de l’intérieur l’œuvre d’art. D’où la torture de la forme, de quelque manière que ce fût, même la « torture » de Klee, et, en contrepoint, la destruction comme moyen de dépasser l’artifice, non pas nécessairement vers quelque chose de plus humain, mais par une appropriation plus complexe. La destruction déclenche un rapport contradictoire qui catalyse le désir de travailler sur l’œuvre d’art, à son élaboration et à sa création. Aussi, la découverte principale de Barrage, par rapport à la psychologie constitutive de l’artiste libanais, fut-elle l’introduction de cette notion de destruction, dans la personnalité de l’artiste, comme un élément fondamental.

Barrage posa avec clarté le problème des contradictions et des heurts des cultures locales, grâce à l’éclairage différent et original qu’y apportaient son origine communautaire, son éducation protestante et ses études de grec classique aux États-Unis. Ajoutons-y Paris et ses difficultés, comme pointe extrême de l’asocialisation par l’exil, et l’apprentissage poétique de soi que confère la ville. Chez lui, le fait de partager des facteurs communs avec la tradition d’ouverture des communautés chrétiennes se trouvait constamment décalé. Sa culture était européenne, certes, mais anglophone et non francophone, anglaise et non américaine, malgré le séjour à Chicago, marquée par le choix personnel d’un passéisme prenant la couleur poétique d’une Grèce comme lieu de projection et de réalisation de soi.

Ce qui concerne sa peinture est plus complexe : ici les influences sont multiples, contradictoires et décalées dans le temps. Chacun est confronté à la culture qu’il s’est constituée et au bagage qui, en la matière, est son référent et son modèle de travail. Dans ce cadre, Barrage est l’un des rares peintres à poser une problématique intellectuelle de la peinture. Cela tient sans doute aussi à une formation, une approche et une sensibilité de nature littéraire. Il était hanté par l’idée que ce qu’il vivait pouvait être trop loin de la vie, mais il voulait l’assumer et le vivre. Il prenait le comble de l’artificiel pour la vérité de la peinture et de la vie. Victor Hakim a donné de ce drame une version ironique : celle du fils du marchand de blé qui se met à peindre l’histoire de la faillite.

Si l’on se pose, à propos de Barrage la question : «Jusqu’où peut aller un fils de la bourgeoisie sunnite aisée formé par la Grèce », on songe à un projet non commercial. II aurait voulu écrire et fut tenté par une carrière littéraire. Pour les Libanais de l’époque, écrire dans une langue de possible ouverture était la seule façon de ne pas voir écraser leur sensibilité et d’exprimer leur identité. Mais quand il comprit que la peinture lui permettait aussi de réfléchir à sa vie de façon proche et intime, l’écriture retourna au rang de simple outil. 

Pourquoi l’entreprise aboutit-elle à une impasse ? La réponse est paradoxale : sans doute en raison du trop grand raffinement des méthodes et de l’approche par rapport à un réel brut qui accumulait, dans sa complexité, strates, peuples, modes de pensée, mélanges et variations, rendant de plus en plus difficile une prise en compte. Que pouvait le dessin, sinon isoler le détail, le disséquer, pousser la dissection à son terme, mais sans pouvoir faire de l’addition des détails une synthèse visible et compréhensible ? D’où ces toiles blanches, couvertes de fines ramifications de couleur terre de Sienne, ces formes brouillées dès qu’elles commencent à signifier quelque chose de précis, cette peinture témoignant moins du plaisir de peindre que du flottement dans une espèce d’indécision psychologique. Période équivalente à celle de 1968, celle des grandes aquarelles « nerveuses » qui avaient aidé à faire oublier, par leur liberté, le dessin faussement mal contrôlé de Paul Klee et une maîtrise qui s’enfermait tellement dans son propre contrôle qu’à la fin elle ne pouvait aller plus loin, restait toujours en deçà de ses possibilités, parce que tributaire d’un effet à rechercher et d’une œuvre qu’il fallait reproduire. Il ne reste plus une seule toile de cette période. Elles n’avaient jamais été exposées et furent toutes volées en 1976.

Après 1971, même les thèmes les plus figuratifs, ceux de la vie de chaque jour, reprirent les formes des années précédentes, formes symboliques et encloses, comme une analyse en train de se terminer. Plus le réel entrait en possession de l’exercice du peintre et plus les formes quittaient une préconception du travail, pour une élaboration qui devenait celle de sa construction. Le croquis et le dessin se firent alors plus libres, d’une liberté et d’une sûreté de main plus intérieure, sans la peur de laisser courir la main et de ne rien retrouver de reconnaissable, sinon le miroir de ses propres hésitations. Au contraire, Barrage cherchait le dialogue entre les formes données à l’œil. Ces anciennes formes symboliques, qui étaient perçues comme des structures nécessaires à la construction du tableau, s’étaient finalement dissoutes dans un réel qui, désormais, dictait – mais non de façon tyrannique et unilatérale – ses propres formes.

Cette évolution – c’est là un point important – ne fut pas un passage des formes abstraites aux formes du réel, même si le dessin marque intégralement le passage par des « imbrications » naturelles. De toute façon, le problème du passage était un problème technique, mais il y avait aussi le problème de la conduite du travail pictural, qui ne relevait pas d’une vision trop simple d’un réel de plus en plus lourd et du moyen de le placer dans la toile, mais davantage de la tension et de l’inquiétude de la recherche. Il faut distinguer, dans ce qui est lié aux problèmes de la forme, ce qui est pictural des formes du réel ; la différence est le point de passage d’une forme à l’autre, la possibilité de structurer le réel de la perception visuelle et celle de structurer la toile non par ce qui semble une opération psychologique, mais du point de vue technique : la toile en tant qu’objet.

Après juin 1975, la destruction de l’atelier et l’exil brouillèrent les perspectives. La disparition de ce lieu à la fois physique et idéel fut, pour Barrage, source d’une détresse d’autant plus profonde qu’elle ne pouvait être dite que dans une forme déconstruite. Après 1975, sa peinture ne fut plus que la longue mise en scène d’une autodestruction liée à la destruction du Liban, non comme entité politique mais comme espace et manière de vivre. Comme matière aussi de ce qui avait été pour lui un long travail de retour au réel, hors de la mythologie et de la création de signes. L’aboutissement de cette interrogation et de cette expérience était le travail en cours. C’est lui qui fut détruit de façon irrémédiable.

Dans l’exil, il fallait d’urgence assurer sa propre survie. Comment recréer des lieux sans magie, sans passé vécu et, surtout, sans liberté, sans possibilité de les choisir pour soi ? Barrage était trop loin d’un recours à la culture qui lui eût suffi à pallier tous les manques ressentis comme fondamentaux, comme faisant partie de soi de manière trop intime. Le quotidien, devenu malaisé, ne permettait plus un échange naturel dans le dessin et la peinture. Il fallait rendre ce quotidien au plus vite et, d’abord, comme au sens littéral, sous le signe du reconnaissable, pour que les autres puissent le reconnaître avant vous, faute de quoi tout eût été perdu dans la communication. Élaboration trop primaire et trop frustrante pour l’expérience prolongée d’un réel d’exil, pris entre le manque de confiance et l’incertitude sur le moment où il faudrait quitter un dessin traqué.

L’éclatement de cette démarche amena des régressions, mais parfois aussi, des toiles d’une grande force, comme dans un essai de remettre les choses en place. Et aussi la découverte – là où l’on espérait le côté positif d’un « on transporte toujours ses problèmes avec soi » – que désormais, de manière tangible et symbolique, le réel était devenu partie si intime du travail et de l’élaboration picturale dans un dialogue si naturel, que le peintre se sentait amputé.

Au-delà même des difficultés financières, qui pesaient déjà bien assez lourd dans la balance, il était inutile de songer à s’installer à Paris, l’expérience de cette ville ne pouvant se dérouler de manière innocente. Or se dire qu’il fallait simplement continuer à peindre d’autres « réels » demandait du temps, puisqu’il avait fallu quinze ans à Barrage pour se former à écouter le réel de Beyrouth.

Ce furent ensuite les ennuis financiers et de santé qui, après l’Égypte et la Turquie, le conduisirent à Athènes, à Chypre et le ramenèrent enfin à Beyrouth.

Barrage marque l’échec non d’une manière d’approcher la peinture ou la vie, mais d’une tentative de démêler la complexité de l’écheveau intellectuel qui faisait coexister, en lui, plusieurs mondes, modes de vie et cultures, et dont il s’imagina trancher le nœud par l’innocence, la naïveté supposée, l’ambition têtue ou l’habileté technique. Mais il s’y empêtra, peut-être tout simplement pour n’avoir pas été suffisamment en contact avec la tradition académique ou l’École des Beaux-Arts et pour pouvoir définitivement réagir contre l’académie.

Barrage a-t-il laissé derrière lui une peinture « inachevée » ? La question est sans grand intérêt. Mieux vaut parler d’une peinture qui, en huit ans, entre 1968 et 1976, posa les jalons d’un développement augurant de la possibilité d’une peinture libanaise, dont le réel était celui de ce pays, perçu hors du folklore figuratif. Peinture qui rejoignait la question d’une identité picturale libanaise et qui révèle la complexité de son montage et de sa synthèse, la fragilité où elle jeta le peintre, dans l’équilibre de l’échange, quand tout s’arrêta d’un seul coup. Mais cette fois, contrairement à ce qui se produit d’ordinaire, ce fut la réalité qui lâcha le peintre.

Barrage, élève de la chimie de Paul Klee, le groupe de l’époque était formé de Haidi Chichini, Georges Doche et Edouard Niermans.

La chimie de Klee était une chimie poétique mais aussi un laboratoire de couleurs et de matières. L’univers mental de Sennelier. C’était leur caverne d’Ali Baba des couleurs.

Comme il était fragile, sérieux et coupable, il crut nécessaire de payer pour tout cela à la fois. Aussi retourna-t-il contre lui-même la liberté heureuse vers le drame et s’acharna-t-il à devenir le plus malheureux de tous.

L’acharnement au malheur est un travail à plein temps. Ceux qui le font ne savent pas faire autrement et, ne le sachant pas, vont unanimement vers le désastre criant tellement craint qu’il devient une cible aveuglée et sûre. Il fallait créer une œuvre comme hors conviction avec le décalage du temps ou de la forme qui ne serait justifiée et unifiée que par cette volonté de faire œuvre.

Barrage ira s’installer à Raouché, dans un deux-pièces loué par son frère en 1976, au moment des couloirs et de l’évacuation de Bab Edriss. Il campait dans une morphologie du fantasme, partagé entre des planches d’anatomie, mixtures d’anatomie et de sciences naturelles, et la mise en scène de ces fantasmes mêmes, croyant avoir découvert le « peuple » de la vieille ville.

Habitant le quartier du Musée, il ne connaissait même pas cette part de Beyrouth. Au début des années 1960, l’époque de ce café place des Canons, l’As de Pique, au décor peint par Guiragossian.

La manière dont ils étaient toujours quelqu’un d’autre, et la part de destruction du jeu social de cette société, pour rejoindre cet autre.

C’était bien aussi dans la définition de cet autre monde. Il ne savait pas à quoi il voulait avoir accès et n’arrivait pas à définir non plus les moyens mêmes d’entreprendre cette accession.

La province imaginaire dont relève Barrage est celle de l’arrière-pays anglais, c’est-à-dire, celle de la projection d’un romantisme décalé, décadent et prenant sur lui toute la peine du monde à s’adapter. Il est une province anglaise faite de vie à la campagne, la projection entre le TLS, l’idée d’être artiste à Paris puis à Beyrouth.

Barrage a pu parfois vivre la peinture comme une interrogation artificieuse, parce que provoquée. Mais il y mit tant de bonne volonté que la question posée n’alla plus qu’à des réponses tardives. 

Ce fut le temps nécessaire à la digestion des influences et au passage au monde réel, celui pour lequel il fallait donner le temps de la chute pour en espérer la rédemption.

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