
Farid Aouad - Métro, sans date

Farid Aouad - Métro, sans date

Farid Aouad - Lithographie 4, 1981

Farid Aouad - Métro, sans date
Aouad Farid
Midane (Liban), 1924 – Paris, 1982
La place des Martyrs, ou place des Canons, à Beyrouth, a joué, pour Farid Aouad, un rôle mythique et fondateur. En ce lieu propice à l’observation du spectacle du monde, il a occupé, dès l’enfance, une chambre du meublé que louaient ses parents, au début de la rue Gouraud. Il est resté attaché toute sa vie à cette géographie humaine, au point qu’installé à Paris, c’est à des lieux semblables qu’il tenta de recourir pour catalyser sa peinture, par une sorte de fixation émotionnelle.
Il serait peut-être trop simple de s’accrocher à une biographie que le peintre a choisi d’occulter pour différentes raisons. Aouad est né à Midan, dans la caza de Jezzine, au Liban-Sud.Son père était à la fois maire et épicier du village. En 1934, la famille s’installe à Beyrouth, où elle gère difficilement une petite pension surtout fréquentée par les ouvriers et les journaliers venus chercher du travail en ville. Aouad fit ses études au collège de la Sagesse à Gemmayzé. Son père mourut de la typhoïde en 1938. Quand il était en classe de seconde, le brillant élève se désintéressa soudain de ses études et se mit à dessiner, demandant à un voisin retoucheur de photographies de lui donner des cours de peinture.
Il fut admis à dix-huit ans à l’Académie libanaise des Beaux-Arts (ALBA), seule école de peinture du Liban, fondée par Alexis Boutros et César Gemayel. Pour accéder à la peinture, dans ce Beyrouth des années 1940, il fallait exercer un choix délibéré. Le premier noyau des étudiants de l’ALBA, dans une ouverture à la modernité, avait pris conscience qu’il s’inscrivait dans un déroulement historique, alors que les Libanais, à l’époque, en étaient seulement à défendre la représentation, relevant moins à leurs yeux d’une culture picturale que d’une manière de peindre en se conformant aux normes et à la ressemblance. Il semblait alors aux jeunes peintres du groupe que la seule possibilité d’une réponse au problème était Paris, non seulement comme mise à distance géographique, mais comme lieu mental permettant d’interroger l’histoire de la peinture et suscitant le désir violent d’y trouver une place.
Deux années durant, Aouad ne fit que du dessin, pour la simple raison qu’il était sans le sou et que le papier était fourni par l’ALBA. Première marque chez lui de ce pittoresque de la pauvreté qu’il faudrait éclaircir. Il correspond, certes, à la conjonction d’un lieu mythique, la place des Canons, et d’une manière de vivre, mais pour Aouad, le problème se posait autrement, non seulement parce que la pauvreté n’est pittoresque que pour les autres, mais aussi parce que la dérive qu’elle introduisait était une part de son rapport au réel. Le réel non pas dans sa signification humaine, au niveau des sentiments et des idées, mais le réel plastique, celui des formes et des couleurs. Les formes chez lui sont rapidement saisies, comme volées, car il va à la couleur, oubliée aussitôt que maîtrisée.
De Cyr, qui n’enseigna pas à l’ALBA, Aouad n’a retenu que la nécessité du dessin, l’approche d’un dessin « parisianisé », enlevé, que Gemayel encouragea, probablement plus en souvenir de ses années parisiennes que pour toute autre raison. Cyr voyait d’ailleurs en Aouad un dessinateur élégant et rapide, dans la tradition de l’académisme de l’élégance et de la convention du croquis parisien. Ce n’est pas en cela que réside son importance, mais dans la personnalité et l’art que révèle une série de toiles du début des années 1950, reflets de la vérité d’une expérience et d’une vision de la vie et de la peinture.
Aouad pose de façon fondamentale le problème de la relation entre la culture, la peinture et le vécu. Aussi est-il l’un des rares peintres libanais qui parvinrent à relier ce vécu, au moment d’une société et à la culture picturale. Dès le départ, il alla à la difficulté de la figure, par un choix délibéré où l’interrogation de la peinture se clarifiait. Il se forgea un style de la nécessité surmontée, une manière créée sur place.
Pourquoi un tel artiste a-t-il peint à Paris, de 1948 à 1951, et à Beyrouth, de 1951 à 1954, des toiles où le réel accède à une émotion magique et religieuse à la fois ? Quelques visages, des étals de boucheries, des natures mortes et, sur une table grise, un bol orange d’une telle intensité que la peinture n’est plus le fruit d’un exercice mais le seul résultat d’elle-même ; tout cela représente, sans le moindre doute, un moment clé de la peinture libanaise, dont les deux expositions de 1951 et de juin 1954 à la galerie Fritz Gotthelf à Beyrouth, témoignent.
Progressivement, la peinture l’intéressa plus que le Liban, lorsqu’il découvrit que la distance douloureuse dans la prise en charge du réel était un problème moral, et une affaire de mode de vie et d’éthique. Car l’essentiel est de vivre sans compromissions ni mensonges, et tel est le vrai sujet de la peinture. Celle-ci n’est pas une émanation de l’homme seulement, mais l’exercice naturel du retour à l’émotion première, au premier mouvement du désir de peindre, ce moment où le réel se défait en se construisant. Une peinture de cette intensité intérieure ne pouvait aller plus loin, était en elle-même une limite, impliquait la disparition du réel dans la toile, un autisme total, alors que ce qu’Aouad aurait voulu était précisément retrouver le réel, maintenir un dialogue, une représentation et une présence. Or chez lui, souvent, la pureté détruit le réel, toute possibilité de rapport et de dialogue, tant l’intention est, au départ, sans distance aucune.
Dans quelques grandes toiles représentant des scènes de métro, le sujet prend de la distance par sa présence. À ce moment, la toile se met à vivre par sa seule « picturalité ». On oublie le sujet pour voir clairement ce qui est propre au peintre : une touche, une manière de cerner les couleurs, de poser les formes. Aouad a affronté le dialogue singulier de la peinture et de la vie, là où le désespoir de vivre peut jouer sur le désespoir de peindre. Paris lui fut répétition de cet affrontement, avec toutefois l’élargissement du champ pictural, de l’expérience et des contacts culturels.
Paris lui fut aussi nécessaire pour échapper à ce mensonge intérieur qu’était, pour lui, Beyrouth, probablement en raison du drame familial qui déchira sa vie. Il percevait la société beyrouthine comme voulant se donner bonne conscience en le réduisant à un misérabilisme distingué, comme une bourgeoisie qui accrochait des copies de Murillo dans ses salles à manger. À Paris, il voyait souvent Abboud. Pour s’exprimer, il eut recours à un langage pictural dont le vocabulaire était déjà formé à Beyrouth. De ce décalage, il ne prit conscience que tardivement ; pour lui l’essentiel allait au-delà du tableau. Mais il risquait, à la limite, par l’effet d’une lecture superficielle, de passer pour le peintre touristique de la ville où il vivait et dont il peignait le métro et les cafés. On ne peut pas faire du métro le symbole d’un monde mystérieux et terrifiant, le décalage est ici non dans l’expression mais dans le rendu. Ce qu’Aouad cherche à dire va au-delà du métro et de la vie parisienne. Pourtant, cette vie parisienne, même au niveau le plus humble, semble répondre au folklore parisien tel qu’il pouvait être perçu par un observateur étranger. Qui vit à Paris, finit par oublier le métro, surtout s’il le prend chaque jour. Aouad, lui, donne l’impression de quitter Paris pour un autre Paris qui lui est personnel et dont cafés et métro font partie intégrante. Il était difficile d’aller plus loin que lui dans l’intimisme contradictoire de la foule, cette autre manière d’être incompris. Que de fois ne vint-on pas lui chercher querelle dans les cafés parisiens où il dessinait, isolé dans son coin ? À Beyrouth, observateur attentif, le carnet de croquis en mains, il fut parfois pris pour un indicateur de police et risqua de se faire lyncher.
Son inachèvement douloureux n’était pas lié à sa peinture mais à sa personnalité ; manière d’être là, devant le monde, de ne pouvoir surseoir, mais en même temps, de ne pouvoir faire autrement. Une sorte de lenteur, où la vie est rejetée, parce que vue dans l’effroi et la fascination ; elle n’a plus de signification mais se limite à une image qui ne dit plus rien, à une image obstinément présente, silencieuse, immobile.
Si la place des Canons n’avait jamais été peinte, Paris était une ville peinte depuis des siècles. Que pouvait donc y ajouter Aouad ? Le choix de Paris était en fait, pour lui, la résultante d’une idée préconçue d’ordre éthique, tenant au désir de vivre sa vérité de peintre. Son échec flagrant tint non à ce choix, mais au fait d’avoir affronté le problème de sa vérité dans cette part du Paris visible qui était devenue comme un transfert de la place des Canons. Il n’était pas possible de pousser plus loin. Il fallait mettre de côté le problème moral pour se lancer dans ce qui ne le touchait pas vraiment : la « mode parisienne ». Du coup, il risquait d’être pris pour un peintre des bistros parisiens, du folklore, au lieu de la vie saisie.
Comment fonctionna-t-il à partir du moment où il décida de s’installer à Paris, en 1959 ? Hormis l’exposition organisée chez Raymonde Cazenave par Fritz Gotthelf en 1964, il n’aura exposé, au salon des Réalités Nouvelles, qu’une seule toile de sa période abstraite, qui ne dura pas plus de deux ans. En fait, il ne trouvait pas dans l’abstrait la résonnance suffisante ; la seule jouissance du jeu des couleurs et des formes ne lui suffisait pas. Tout en peignant à Paris, il exposa au Liban en 1968 et 1971, à Dar el Fan, puis en Allemagne en 1972 et 1978. Cela ne signifie pas qu’il ait produit des « articles de Paris » destinés à Beyrouth ou à l’Allemagne.
Sa compréhension de Paris jouait sur un malentendu. Il y voyait moins une source de poétisation – comme la plupart des peintres libanais, chez qui cette ville exaspère le narcissisme – qu’un lieu qu’il pouvait peindre, qui rendait la peinture possible. Le Liban, à ses yeux, entre soleil et bavardage, offrait trop de sollicitations. Avait-il vraiment conscience de ce qu’impliquait d’être un peintre libanais vivant à Paris et peignant des scènes de bistro, des stations de métro ou le port breton où il passait ses vacances ?
La réponse n’était pas de faire du folklore libanais pour Paris, mais une peinture portant sa propre marque. Au mieux de sa peinture, Aouad n’était d’ailleurs pas un Libanais peignant Paris. Il ne parlait plus de Paris mais de la possibilité de peindre non un ailleurs, mais ce qui était devant lui : ce café et ces passants. La vie de chaque jour est alors directement reliée à la peinture et non à une symbolique littéraire ou une rhétorique du vécu. Un moment de la vie passe dans l’acte qui tente de la reproduire, et regarder devient posséder.
Curieusement, quand il se détacha de ses thèmes préférés, cafés, foules et métro, la peinture commençait à y entrer, la couleur sans rendu, le travail d’une toile désormais délivrée de l’arrière-plan de bon goût de la société libanaise. Les peintres libanais de sa génération vivant à Paris avaient pour la plupart recours à la non-figuration afin de retrouver dans la peinture quelque chose qu’ils pourraient revendiquer comme leur appartenant en propre. Aouad, dans cette génération, clôtura les rapports possibles avec Paris, rapports où la symbiose d’une double culture ne se pose pas dans la facilité des termes, mais dans la difficulté d’une schizophrénie, d’un douloureux dédoublement entre l’expression de soi et l’interaction avec le milieu.
Pour un peintre libanais, vivre à Paris impliquait la possibilité d’aller de temps à autre au Liban, d’y exposer et gagner quelque argent, afin de pouvoir poursuivre son séjour parisien. Les problèmes économiques ont changé les données, et les Libanais de Paris ne sont plus désormais que l’écho lointain d’une société libanaise qui n’a retrouvé à Paris ni son homogénéité, ni ses possibilités d’ouverture, d’accueil et d’échange. L’actuelle mini-société relève le défi d’une identité perdue par un simple agglomérat. La problématique a bien changé, et les peintres ne sauraient désormais choisir entre Paris et Beyrouth qu’en termes de possibilités de fonctionner à l’intérieur d’une culture.
Aouad avait choisi Paris comme le lieu idéal et le lieu de tous les idéaux, du plaisir de marcher dans la rue, de fréquenter les cafés, d’aller au Louvre. C’est là une attitude bonne surtout pour les années d’études : celle de l’étudiant qui découvre sa liberté par rapport à Beyrouth. Il lui restait à découvrir sa liberté par rapport à Paris. Au Liban, il trouvait une commodité relative, une distance faite de douleur ou de résignation – on ne sait trop au juste – une manière de vivre. Vagabond au cœur pur, il prenait tout, la peinture comme le monde, dans le sens le plus littéral. Il vécut à Paris dans une solitude radicale, et personne plus que lui ne sentit toutes les douleurs que lui infligeait le monde comme autant de reproches personnels.
Il avait besoin de sortir de son malaise par l’objet, de son angoisse par un travail pictural. Cette objectivation a fonctionné, aussi, par rapport à sa propre personne. Il puisait la force de son art dans le réel, la représentation du réel, cette manière de mettre ses émotions au premier plan, de coller à sa propre vie, sans s’en tenir aux choses déjà dites. Pour lui les choses étaient simples et transparentes : le seul mouvement de la peinture, le travail, une vie d’ouvrier, une obstination répétitive dévorée par la formalisation des thèmes traités. Il fallait qu’il travaillât à la fois dans la distance et le souvenir, qu’il se forgeât un style entre la nostalgie du Liban des images et la mise à distance d’une histoire de la peinture qu’il ne fit nul effort pour conquérir, refusant de comprendre que cette histoire était sienne et qu’il importait d’aller vers elle.
Il regardait et n’avançait pas, parce qu’il ne regardait pas la peinture. Il devait comprendre trop tard qu’elle n’était pas ce qu’il cherchait dans quelques vérités picturales à rendre, ni dans un style placé dans la double perspective de l’enseignement de l’ALBA et de la catalyse parisianisante de Cyr. Il était trop humble devant la peinture, et il comprit sur le tard qu’il fallait la violenter quelque peu, comme la vie même. Non, certes, qu’il ait dû la malmener, mais il aurait pu parfois oser la mener mal.
Affronter la seule peinture des musées, c’est aborder un dialogue essentiel, mais aussi pratiquer une confrontation figée et muette, où personne ne vous répond et ne vous montre son humanité, sa faiblesse, sa générosité ou sa mesquinerie, ne vous fait connaître la chance de bonheur et le risque de déception qui accompagnent toute relation humaine.
Aouad a vécu jusqu’au bout, en un mouvement contradictoire dont la nostalgie ne fut jamais exclue – afin de survivre à la dévastation de la présence de Beyrouth en tout peintre libanais à Paris –, le problème culturel de la mise à distance. Accepter la toile comme quelque chose de physiquement séparé de soi et accepter le sujet et le visible comme séparés de soi. Aussi a-t-il l’air de faire croire qu’il aurait dû rester à Beyrouth au lieu d’aller se perdre à Paris.
Comment aurait-il évolué s’il était resté à Beyrouth ? Débat oiseux, tant la seule cruauté de l’innocence d’un Aouad suffit à rendre caduque l’œuvre de la plupart des peintres libanais de sa génération. Mais cette innocence ne pouvait que s’épuiser et le mener, sinon à un voyeurisme définitif, du moins à une impossibilité pure et simple de communiquer. Il se heurta donc à un échec patent – et cela ne prend pas forme de jugement. Cet échec n’est pas celui de sa peinture, et pas davantage celui de sa vie. Il réside dans l’interférence des deux. Non dans le fait qu’il n’ait pu réaliser son ambition ou satisfaire son exigence, mais dans un échec historique de l’expression. Il est hors de question, à propos d’autres peintres, de dresser le même constat pour une raison toute simple : il s’agit là d’un problème qu’ils n’ont même pas effleuré.
Cet échec était inéluctable. Il ne se confond pas avec le décalage historique de la peinture – celui de Paris par rapport à Beyrouth et de Beyrouth par rapport à Beyrouth même. Fut-il recherché par le peintre comme valeur ? Nous ne le pensons pas, mais il en prit la défense faute de disposer d’autres possibilités. Car il ne trouvait en lui qu’une timidité fondamentale, une hésitation devant l’existence qui le condamnait à l’inachèvement.
Aouad vivait peut-être trop intensément sa propre situation pour avoir conscience de la dimension tragique qu’elle impliquait et qui l’eût dévoré s’il en avait pris la mesure. Il n’en a pas moins vécu son existence comme quelque chose qu’il lui fallait volontairement poursuivre dans la solitude, la détresse, le désarroi, auxquels il ne pouvait échapper s’il voulait continuer à peindre. Il avait cessé de lutter avec la couleur, derrière la porte de l’atelier, et n’arrivait plus à chasser les ombres, les désordres, les mystères auxquels il n’est pas de réponse. Le monde lui apparaissait sans joie possible, dépourvu du bonheur de peindre. Il luttait avec les formes qu’il fallait quitter, et celles de ce monde ne lui disaient plus rien, puisque celles qu’il connaissait par la peinture lui étaient désormais inaccessibles et celles auxquelles il accédait étaient figées dans le seul contraste du noir et du blanc. Comme si un voile eût tout couvert et qu’il lui eût fallu éteindre ce soleil noir pour retrouver la forme reconnaissable d’un ultime souvenir. Ses dernières toiles ne sont que souffrance et détresse, au-delà même de la lassitude et du désenchantement. Elles récusent la peinture comme histoire, continuité, et dressent, de manière abrupte, le constat d’un refus de peindre pour les vivants, et d’une volonté de le faire pour le peuple de morts qu’étaient les vivants à ses yeux.
Il fallait qu’il vécût et revécût sur la toile le sujet qu’il devenait lui-même et qui se transformait en objet de cette toile. Il se rendait volontairement vulnérable. Il ne pouvait répondre à l’identité picturale que par la répétition, le transfert émotionnel de Beyrouth à Paris, un questionnement du moi qu’il ne parvenait pas à alléger. Il a voulu, en quelque sorte, passer d’un tragique intérieur que toutes les formes du monde exprimaient par la couleur, à un monde extérieur où, formes et couleurs se donnant plus volontiers, la liberté semblait donnée de surcroît.
Sa dérive solitaire semblait faire tout tourner au drame ; plus jouait le désir d’identification, et plus il paraissait se désidentifier, plus s’émoussait l’émotion première ; elle ne subsistait plus que dans la touche, le travail pictural même. Sa période abstraite n’a été – on le constate de façon frappante – qu’une crise du réel. Il fallut découper, pour les encadrer, les parties peintes de toiles qu’il ne pouvait mener à leur terme. Mais il serait injuste de lui faire le reproche de n’avoir pas suivi le courant de l’abstraction. Il avait une passion pour Kandinsky et Pollock et possédait l’inébranlable conviction qu’une peinture devait être absolument soutenue par un homme.
On a parfois le sentiment qu’Aouad n’a pas pu cultiver son autonomie pour toute une série de raisons – atelier trop exigu, toiles de petites dimensions ou harcèlement de la misère. L’homme qui toussait et crachait le sang dans son atelier de la rue des Haies n’était pas un artiste maudit. Mais il peignait le souvenir d’un monde où la couleur n’était plus, comme un aveugle qui titube dans le noir.
Avec Aouad s’acheva, pour la peinture libanaise, le temps où il était possible de peindre dans l’innocence et de se croire délivré du monde par la couleur. Il marqua aussi la fin de la possibilité d’une lecture romantique de cette peinture. Du même coup, il inaugurait, pour sa génération, toutes les possibilités de la réussite, et dessinait les limites de l’échec dans le dialogue avec Paris, face au piège que tend une ville à tel point soucieuse des apparences qu’elle finit par faire oublier l’essentiel. Mais lui, précisément, voulait aller à l’essentiel en se fiant aux apparences. Quand il comprit que la peinture ne relevait que de la peinture, il était déjà malade, et ses forces amoindries ne lui permettaient plus que de saisir une chose : les formes du monde les plus incompréhensibles n’avaient pas à être comprises. Peindre : vieille lutte pour la durée, pour apprendre à vieillir.
Une partie du drame pictural tient à l’écart entre les moyens utilisés et les formes données à ces moyens. Aouad ajouta à cette problématique la fraîcheur et la détresse d’un regard sur le monde, conscient qu’il n’y trouverait pas de réponse à tout ce qui le rendait vulnérable. C’est pourquoi, de toute chose, sa peinture ne pouvait qu’être le reflet dans un miroir, dépourvue de l’illusion d’aller au-delà de ce qu’elle montrait. Il ne lui restait que sa propre souveraineté, le désir de la préserver et de peindre au plus près de cette exigence. Il lui fallait tout dire d’un seul coup, dans une urgence absolue. Il se savait acculé et malade. S’il fut mené par la situation et sa culture à des images convenues, il n’en apparaît pas moins, avec le recul du temps, comme ayant exploré tout le domaine de la figuration libanaise des années 1950. Ne disposant pas des moyens de détruire la sorte de naïveté qu’on lui prêtait, il demeura obstinément seul face à un monde qui le blessait. Mais s’il avait eu ces moyens, s’il avait pu comprendre, eût-il mesuré les conséquences de ce qu’il aurait compris ? Un enfant regarde obstinément le monde. L’homme qui porte en soi cet enfant continue de le regarder comme au premier jour, comprenant que le monde recèle une signification et que la violence de celle-ci va bien au-delà de l’intelligible. Ce fut une émotion avouée et dévastatrice qui le mena au bord de l’autisme. L’artiste, en lui, se trouve alors confronté à l’impossible formulation de l’image interdite, celle de l’horreur et de la répétition du souvenir. Cette image, il est impossible de la peindre, non du fait de l’interdit social qui pèse sur elle, mais en raison d’un nœud émotionnel et affectif. Il y a là une rupture dans la peinture dont l’explication n’est pas psychanalytique mais tient au rapport à l’image, où la vérité est liée à la terreur. Le peintre y est, tel le témoin innocent d’un meurtre, coupable du seul fait du partage du regard. Ainsi Aouad ne pouvait-il plus communiquer avec le monde que par l’image, mais ne pouvait pas partager les images des autres : solidaire et dépossédé du même coup.
Aouad n’a jamais triché, jamais abdiqué son innocence aveugle et souveraine. Aussi est-il peintre, et l’un des rares à mériter ce nom, sans doute le plus secret et le plus riche, même s’il connut cette misère crasse dont De Kooning disait que le problème avec elle est qu’elle vous prend tout votre temps.
Peintre malgré les erreurs, lenteurs et errements, malgré la naïveté des formes qui n’est pas la naïveté de l’expression des formes. Ouvrier de soi, il ne s’intégra jamais à un quelconque circuit culturel. Il allait chaque matin à son atelier de la rue des Haies et rentrait le soir rue Mounet-Sully. À la fin de sa vie – il est mort en 1982 – il refusait d’ouvrir la porte de son atelier et d’y recevoir. Il fut l’homme libre et souverain dont l’exemple et l’exigence de vérité font apparaître toute une part de la peinture libanaise comme un douloureux mensonge.
Il ne faut pas oublier que le duo Abboud-Aouad se pose en rivalité et en admiration dans le paysage parisien. Jusqu’à ce qu’Abboud laisse détruire et neutraliser le frère admiré hors de tout jeu social.
Ils étaient tous les deux exclus et marginalisés. Par cette rupture avec le figuratif Abboud avait pris le plus long chemin en s’enfonçant dans la pâte picturale abstraite et croyait par-là rejoindre les milieux de l’avant-garde des années 1950.
Abboud naviguait à vue quand Aouad affichait une manière d’entêtement, d’autant plus qu’il n’était décalé que parce qu’il pouvait se le permettre, dans l’écho de l’admiration de Gotthelf qui vivait à Paris à ce moment-là.
Il fallait pour Abboud casser l’écoute d’Aouad par Gotthelf. Cela ne fut pas trop difficile, vu la maladresse d’Aouad et l’impasse vertigineuse mais authentique que représentèrent les séries de toiles blanches, des 60 ou des 80 F, où vingt centimètres d’abstrait récusaient toute tentative d’aller plus loin dans la construction de la toile.
Aouad commençait à perdre pied et rentrait dans une pauvreté erratique où le seul soutien de J. Wardé n’était que financier quand ce dont il avait vraiment besoin était plus un écho et un rapport personnel, une structuration intellectuelle. Tout se délitait aussi autour de lui par la médiocrité des personnes qu’il voyait.
Malgré tout le romantisme possible de Paris, n’est pas Lautrec qui veut par la seule identification autobiographique. Il risquait de plus en plus de basculer dans un parisianisme misérabilisant ou pittoresque qui ne dérivait ni de Buffet ni de Gruber mais du lointain écho de la légèreté de Cyr.
Cette légèreté venue de Cyr ne tenait ici que de l’agréable du rendu et de l’aquarelle. Il était inutile de chercher à fouiller plus loin, ce qui n’était que l’effleurement aquatique du réel. La cassure lui fut encore plus douloureuse par le retournement mondain d’Abboud. Il avait l’impression que non seulement son seul spectateur se retournait contre lui mais qu’il s’y plaçait en rivalité directe.
Le grec-orthodoxe de Mhaiteh se retournait contre le maronite de Jezzine, par la prise de conscience et l’élaboration de son statut de peintre. Abboud barra la route au statut de l’artiste maudit en traînant infiniment les pieds aux portes mentales des galeries. Bien plus même, il passait à ce moment-là à un statut de normalité des critères par les mensualités d’une galerie, une production régulière, un mariage et l’achat d’une voiture.
Cela était nouveau dans la peinture libanaise et dans ses perspectives. Les critères sociaux de réussite intégraient pleinement l’histoire de l’art libanais, non pas comme une tentative désespérée de normalisation, mais comme la garantie même de l’intégration sociale.
Tout cela, évidemment, arrivait au moment même où tout s’éloignait définitivement pour Aouad, porté à la fois par la dérive sociale et le refus de cette dérive. Il faut dire aussi que l’art d’Aouad était asocial malgré toutes ses variantes de foule et ses représentations de métro, café, bars ou scènes de rue.
Il semblait ne représenter les gens que pour mieux s’en éloigner et à la limite, ce n’était même que pour conjurer toute possibilité de réunion à quelque niveau que ce soit avec les autres êtres humains.
Ce qu’il comprit de Paris n’était donc que le métro, le café, le bar et la scène de rue, tous d’un voyeurisme de passage, une foule agglomérée et sans individus.
Aouad ne continua à peindre que par l’entêtement de peindre, ne se donnant pas plus les moyens de réfléchir, que ceux de répondre à cette brutalité du réel où la pauvreté avait trop beau rôle.
Sans aller jusqu’au métaphysique, le tout-entendu du personnage se laissait lentement enfermer dans une prison plus réelle qu’imaginaire. L’impasse est la forclusion du réel.
Couler dans ce désespoir où le réel ne vous fait plus signe, on ne peut même plus y répondre, au point que la représentation elle-même se délite dans une facilité du rendu qui tourne au procédé.
Nous sommes passés de l’espoir de la poésie à une rumination extravagante du banal et de l’entendu visuel. L’on peut être poète de sa vie, tel Naffah ou Aouad, mais à partir du moment où les moyens d’expression ne sont plus au service de cette possibilité, l’on passe un autre niveau.
Les deux stratégies picturales et sociales opposées d’Abboud et d’Aouad sont révélatrices de deux attitudes et du mode de rapport à Paris dans l’histoire des peintres libanais.
D’un seul coup on réalise la distance vertigineuse du provincialisme et de la complaisance de nos peintres libanais de la montagne, pour qui la seule alternative de Beyrouth était Paris et non la peinture.
Aouad va vivre cet échec flagrant où le métro devient l’Achéron et l’enfer. La symbolique ne fut pas comprise au-delà de la RATP. Ce fut le seul lieu où on l’entendit.
L’ambition d’un grand art pessimiste et littéralement noir, d’une noirceur sans recours qui passe d’un seul coup à l’anecdotique et se réduit au bricolage théâtral d’une mise en scène que son décalage plonge dans l’anecdote au lieu d’en exprimer la tragédie.
Ce n’est plus qu’une illustration en noir et blanc du métro comme moyen de transport.
Le réalisme et la noirceur ont tué le drame et la lourdeur du noir inversé comme un film photographique ne donne pas d’équivalent plastique au négatif.
Aouad interprète cette série de toiles du métro comme l’opération plastique et mentale d’une inversion photographique. Le problème c’est que cela n’opère ni dans la vision ni dans l’expression. Le métro est trop présent et lourd comme structure pour laisser passer le symbole.
Illusion de la figure quand elle est la main qui dessine les saisies sans s’arrêter de saisir et de dessiner, de styliser une forme en la figurant.
Le vrai problème n’est pas qu’il n’arrête jamais mais que la ligne ne va jamais au-delà de la stylisation figurative. Une élégance qui finit par devenir cruelle par la manière dont elle n’arrive pas à se séparer de son point de départ en le confondant avec le rendu et qui s’acharne à joindre à l’élégance de la forme le spectacle ininterrompu de sa virtuosité.
Du même coup, elle lui enlève toute possibilité de recherche de spéculation ou de peinture. Il faudrait un moment réfléchir sur l’objet produit, sur le dessin même. Abboud lui en récuse la modernité et la pertinence.
La beauté de départ, c’est-à-dire le réel et le visible sont rendus à la représentation comme les ailes d’un papillon rejoignent aussitôt la boîte de présentation.
Certes il ne s’agit pas de vouloir que le papillon se remette à voler mais que l’on sache au moins qu’il avait voleté un moment dans son dessein de papillon.
Maronite de Midane, village du Liban-sud, non loin de Jezzine, Aouad était passé d’une pauvreté morale à un prolétariat urbain dont le déclassement et la violence se marquent pour lui par une singularité d’autant plus terrorisante qu’elle ne tient en rien à la douceur de son caractère, et tout au meurtre littéral qui l’entoure.
La force des symboles est qu’elle tient de la violence de leurs attributs et bien peu des motifs et des raisons toutes personnelles qui ont pu les générer ou les porter.
Sa pauvreté radicale, finalement comprise en des termes spirituels n’explique en rien le cas Aouad. Même s’il y a tout en lui du simple lumineux.
Ainsi, prenant un vol bon marché il arrive à Beyrouth avec ses toiles roulées en baluchon et atterrit à une heure du matin à l’aéroport. Sans le sou, portant ses toiles roulées et de toute façon n’ayant pas trouvé de taxi, il fait à pied le trajet jusqu’à la maison de son frère. Il n’ose pas sonner à la porte et attend sur les marches de l’escalier jusqu’à l’aube dont il observe tous les signes jusqu’à six heures du matin avant de se manifester.
Aouad gratte la joliesse possible de la toile comme on enlève de la peau morte arrachée. Il y met aussi le masochisme de la déconvenue. Cette manie toute orientale de croire que tout ayant été mis là, il faut bien que cela ressuscite.
Une fois mort, il fut trahi par ceux qu’il considérait être ses meilleurs amis, la femme avec qui il vivait et un autre ami proche. Ce dernier vida l’atelier après sa mort et trouva moyen de réutiliser les toiles pour peindre dessus, manière de l’assassiner une deuxième fois. Il donna comme prétexte qu’il ne voulait pas laisser à la postérité des amorces de toiles inachevées Bien plus même, ce qui est étonnant c’est que la compagne d’Aouad, qui vivait déjà avec un antiquaire, quand Aouad se mourait d’un cancer à l’hôpital, trouva le moyen de donner l’ensemble des dessins à un imposteur qui ne trouva rien de mieux que de les signer lui-même et de les estampiller toutes comme provenant de sa collection.
Il y avait certainement de la jalousie et un complot de bêtises autour d’Aouad devenu l’objet et le sujet projeté de leur impossibilité d’être peintre.
Aouad est victime, si tant est que l’on soit victime de l’absence d’ampleur de son projet pictural. Même si ce projet était avant tout de se frotter au réel, de jouer à rendre possible la construction du dessin.
C’était littéralement la position contraire de Manetti, son professeur à l’Alba. Cette part chaotique où la leçon de Cézanne rejoignait une volonté picturale italienne rendue de manière tellement grincheuse et contrariée qu’elle ne répondait plus au propos.
Aouad joua sur la double contradiction du croquis construit et du réel rendu et fut contraint de ménager les deux.
Quelque chose dans son développement même s’était arrêté là, à frotter la toile pour en enlever toute couleur, convaincu que ces couches successives donneraient à voir le rendu sensible de la sensation, son archéologie. Il n’y a pas d’archéologie de la sensation en ce cas.
Abboud traînait une sensibilité culturelle qu’il ne put placer en peinture jusqu’au moment où il comprit qu’il fallait aller à ce bricolage de soi où le Liban tenait autant de la pâtisserie que de la gravure ou de la terre cuite.
Aouad traînait une sensibilité exacerbée où l’attrait radical de son caractère ne suffisait plus à porter une peinture dont la pauvreté ferma toutes les portes et fenêtres. Isolé et sans le sou, réduit à la solitude de la solitude et à devenir le cerbère attentif de soi.
Il dut vivre cela de longues années, ce qui contribua beaucoup plus à amoindrir la force et l’ampleur de son propos, et ne lui permit pas de se voir accorder cette part sociale dont le terme premier tenait en des termes même de survie.
Il y aurait probablement un héroïsme de la misère mais sans aller à cette manière de casser ses forces face à un pari hostile même s’il reportait tout le poids de ce refoulé sans que la censure ne vienne jamais en faciliter l’accès.
Ou par un scellement plus profond encore, pour cette génération des peintres de l’indépendance libanaise, Abboud et Aouad choisirent Paris comme le pays de la peinture et d’une vie possible où Paris devait remplacer tout Beyrouth.
L’illusion principale était de l’ordre du vécu avant celle de la peinture même. La distance mise avec le Liban était celle de l’exil d’être loin de la peinture confondue avec Paris.
Les années 1950 furent celles de la socialisation et du conflit Abboud-Aouad. Le conflit était lié à leur désir d’installation à Paris, à l’accès à une galerie et à un circuit d’amateurs et de collectionneurs. Aouad avait exposé dès 1954 chez Gotthelf, qui le prit plus ou moins sous son aile, quand Abboud ne fut pris sous l’aile de Gindertaël qu’à la fin des années 1950.
Les mains, les nerfs et les yeux de Manetti et de Cyr coulent dans ceux d’Aouad. Son croquis sec simplifie les formes en les géométrisant et casse la tradition du dessin préparatoire traditionnel et de la saisie du motif au profit d’une toute nouvelle idée d’élégance comme un article importé italo-français.
Justement là où le bât blesse en ce cas, c’est l’élégance.
Paris fut pour Abboud et Aouad le lieu de projection où tout était possible et vivable, mais c’était une autre manière d’économie. Lieu de projection de l’imaginaire et de sa réalisation picturale tels qu’ils les entendaient – mais c’était une autre économie dont l’un et l’autre les entendaient – étaient trop contradictoires.
Peinture lourde, huileuse au pire, faussement baroque faite de la répétition de ses propres effets, c’est-à-dire des poncifs du vocabulaire abstrait adapté à un retour au narratif rendu plus naïf encore par sa volonté inavouée de retour aux sources.
Dans le croquis d’Aouad : la main de Cyr et l’ambition d’une élégance parisienne.
Abboud c’est Gemayel et une palette de couleurs ravivées par leur pose, par le geste de cette pose, c’est-à-dire précisément cette rhétorique qui finit par être strictement littéraire. Toute la tradition d’une tendance coloriste et impressionniste de la peinture libanaise.
Avec Aouad, les écueils sont évidents : Jezzine, le pittoresque, la place des Canons, la rue Gouraud, le folklore, la pauvreté qui est une autre forme de pittoresque pour ceux qui ne l’ont pas connue. Fritz Gotthelf et ensuite l’emprise des dames, Laure Sednaoui et la Licorne, Raymond Cazenave et la galerie L’Amateur.
Dans les tiroirs les papiers d’Aouad, son réveille-matin, des coupures de journaux, Paris-Match, France Soir. On voit bien qu’il avait soigneusement regardé les photographies et s’était posé des questions sur l’équilibre des noirs et blancs dont il poussera la réflexion radicale à la fin de sa vie.
Chez Aouad, ce sont des histoires de meurtre, d’assassinat et de pauvreté. Son regard d’angoisse et de terreur, toute sa peinture ne fut qu’une peinture pour le conjurer.
Pourtant il faut oser lui reconnaître de la grandeur et de la poésie par cette honnêteté têtue et fondamentale. Les dernières toiles, si peu de personnes en comprirent quelque chose.
Des toiles noires de rames de métro, des négatifs du réel, le métro en descente aux enfers.
Un homme battu en brèche par lui-même, le poids qui fait que l’on réalise que d’un seul coup tout bascule, ce qui fait que tout bascule.
Il revenait à cette même errance que seul le destin conjugué de la pauvreté et du dessin peuvent autoriser mais qui ne peut réussir si la sensibilité graphique dépasse la sensiblerie, moins dans le rendu ou l’expression que dans le cadre structurel du dessin même.
En plus clair, il ne sert à rien de faire des croquis toute sa vie dans l’attente de l’accession à la peinture à l’huile pour laquelle il n’a ni les moyens matériels ni l’espace intérieur.
Le tout entendu du personnage se laissa enfermer dans une prison plus réelle qu’imaginaire.
Coulé dans ce désespoir où le réel ne vous fait plus signe au point que la représentation elle-même se délite dans la facilité du rendu. Quant à son tour le rendu tourne au procédé, l’impasse devient totale puisque le dessin ne fait plus que se copier. Une rumination extravagante du banal et de l’entendu visuel.
Il faut comprendre aussi qu’il ne s’agit pas d’user de méchanceté mais qu’il faut pour une fois oser placer la peinture libanaise hors du seul cadre entendu où le seul adjectif dévide toutes les excuses de médiocrité ou de faiblesse.
Les deux stratégies picturales et sociales opposées d’Abboud et d’Aouad sont révélatrices des deux attitudes du rapport à Paris dans l’histoire des peintres libanais.
La vie d’Aouad est entièrement rythmée par les allers retours Paris-Beyrouth, comme le balancier du seul bonheur difficile, celui de peindre. Le premier Beyrouth-Paris correspond aux amis de l’Académie libanaise des Beaux-Arts, installée à l’époque dans un immeuble loué au couvent des Sœurs de Charité à Lazarieh. Il habitait chez ses parents qui tenaient une pension de famille rue Gouraud, il lui suffisait donc de traverser la place des Canons.
La névrose d’Abboud n’est pas une névrose poétique, celle de l’impossible lieu (de la peinture) à atteindre, mais une névrose des collapsus de l’identité, de la lutte entre deux mondes et deux cultures dont les décalages, les errements de code et de systèmes forment la part la plus intime de la nourriture intérieure et de la confrontation.
Abboud reste avant tout un littéraire. Il réserve l’expression aux mots et à la peinture le soin de colorier le substrat de sa littérature. Il peint au second degré, le commentaire de la peinture sans jamais accéder à quelque chose qui lui soit propre au-delà de ces commentaires regroupés en corpus.
Le langage, il le réserve à la langue. La névrose d’Aouad serait la conjonction de l’innocence et de la pauvreté. Ces termes seraient impropres à mettre en place une névrose s’il n’y avait à entendre par pauvreté, sa part d’autodidacte de l’art et de la vie.
C’est bien son innocence qui l’a sauvé de la pauvreté et lui a permis de lutter contre l’appauvrissement de soi.
À cette innocence s’ajoute l’absence d’esprit critique qui lui fait envisager l’histoire de l’art et l’enseignement artistique au Liban comme une contemporanéité sans perspective ni jugement. Aussi puise-t-il aux langages qui l’entourent sans réaliser le disparate profond et le décalage radical.
Il découvre Paris et peint les métros, les cafés et les bars, en bon touriste. Mais on s’attendrait ensuite à ce qu’il découvre la peinture. Il la découvre de manière accessoire. Tout cela est déjà peint. Lautrec et Degas ne l’auront pas sauvé de faire le touriste.
Ce qui le sauve parfois c’est le chromatisme des hallucinations de la faim. Mais Munch réapparaît. Il croit épuiser ces sujets trop visibles, l’œil se lasse du trop vu.
Le vrai scandale reste la liquidation de sa personnalité et de son atelier après sa mort.

Farid Aouad, Paris, 1966

Farid Aouad, Paris, 1966

Farid Aouad de profil, Beyrouth, 1955

Farid Aouad, Paris, 1966