
Said Akl - Composition, 1973

Saïd Akl - Calligraphie, 1960

Saïd Akl - Apaisement, 1965

Said Akl - Composition, 1973
Akl Saïd
Damour (Liban), 1926 – Bejjé (Liban), 2 mars 2001
Après des études à l’ALBA, de 1948 à 1951, il publie cette même année un recueil de poèmes en arabe « Tayhama », sur l’exploration plastique de la langue. Il obtient une bourse de l’État libanais et s’inscrit à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts à Paris de 1951 à 1954. Il revient à Paris de 1957 à 1958, puis en 1963, pour deux ans de stage de tapisserie aux ateliers de Marc Saint-Saëns et Jean Picart Le Doux.
Dès la première exposition de Saïd Akl, en 1954, à la galerie La Palette à Beyrouth, chacun put constater, à la fois la complexité de son monde intérieur et le nécessaire désordre auquel l’enjeu qu’il s’était assigné allait le mener. Car il est certain qu’il a forcé la peinture pour en faire son langage, tout comme il a, en partie, abandonné la poésie quand sa peinture a touché les sources vives de sa compréhension de lui-même et du monde.
D’où cette place ambitieuse qu’il a voulu occuper dans l’expression d’une identité picturale vécue moins comme une revendication que comme une réalisation vers laquelle il tendait de plus en plus. L’énergie de son monde intérieur le protégea tout au long de sa recherche.
Son séjour à Paris l’amena à s’interroger sur sa place possible dans la peinture, moins par naïveté que par nécessité de trouver cette place ailleurs que dans sa propre vie. Originaire de Damour, il y vécut avant de devenir fonctionnaire au ministère de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts à Beyrouth. Il n’a donc pas fait carrière, au sens traditionnel du terme, au sein de la peinture libanaise, tout en y jouant, au début des années 1960, un rôle important, et en s’affirmant comme le chef de file de peintres souvent plus jeunes que lui, qui vivaient leur affrontement à l’Occident comme une violente crise d’identité, et revendiquaient un art libanais se réclamant de l’héritage de l’art oriental, dont les bases et données historiques restaient à approfondir.
Ces jeunes gens faisaient feu de tout bois pour écrire un chapitre libanais de l’histoire de l’art, courant le risque qu’il fût uniquement documentaire, sans que la dimension critique y apportât la preuve ou les données d’une accession au monde de la création, c’est-à-dire à la création d’un monde. Ils affrontaient cette urgence, convaincus qu’il existait une idée à laquelle on pouvait donner corps en rassemblant des éléments en apparence disparates, mais reliés par juxtaposition : art arabe, art musulman, art byzantin, vieil héritage des arts décoratifs en ce qu’ils présentaient une expression populaire de la tradition artisanale dont la puissance était évidente.
La notion d’un art oriental était, au demeurant, vue par eux du côté européen, dans le droit fil de la lecture française de la peinture chinoise et japonaise. C’était cette différence qu’il fallait tenter de faire assumer à l’art local, afin qu’il apporte au peintre le sens nécessaire de sa propre différence par rapport à un art occidental dont il avait le sentiment d’être tyranniquement issu, et dans lequel il puisait alors, tout aussi tyranniquement, le souvenir de ses formes, sans parvenir à se libérer de leur emprise. Or, Akl eût aimé donner naissance à ses formes propres, avoir l’impression qu’elles naissaient de lui seul.
Cette tentative de singularisation relevait d’une absence de distance culturelle, et non d’une rupture de continuité. Le fait de savoir que l’héritage existait et de se définir par rapport à lui voisinait avec l’impossibilité d’ignorer la culture du reste du monde. Le refus de se borner à réagir à celle-ci, incarnée surtout par Paris, fut peut-être le creuset des jeux d’influence.
Que pouvait rapporter de Paris, lieu mental par excellence, un Libanais, sinon le sentiment que ce qui le frappait le plus chez lui au regard de l’étranger était du folklore, au demeurant pas toujours libanais ?
La lecture de Malraux et de René Huyghe mena Akl à ces confrontations, à la conscience qu’il lui était nécessaire de clarifier, au moins pour lui-même, les termes premiers. Dans un art arabe ouvert sur le désert et fait plus de disparition et d’absence que d’une accumulation civilisatrice, il ne put que puiser ce qui l’enrichit le plus, l’arabesque, à la fois ligne et écriture, seul signe d’accumulation et d’expression perceptible.
Quand il revendiqua un art oriental fondé sur l’arabesque, Akl élabora une base théorique dont l’application, à certaines époques de sa vie, le conduisit à de réelles réussites.
Vue avec le recul du temps, la seule lecture possible d’une tradition locale sensibilisée à un Orient japonais ou chinois ne pouvait porter que sur un tracé et une ligne différents.
À l’époque, la valeur plastique de l’arabesque semblait le seul fondement sur lequel Akl pouvait construire une théorie de la lumière dans la couleur, qui remplaçait pour lui le modelé, ironiquement mis à plat par une vieille réaction orientale dont, sur le moment, il n’eut peut-être pas conscience.
Il ne s’agissait plus de modeler les personnages à l’ombre de l’interdit islamique. La plasticité des formes était remplacée par la transparence qu’il avait tenté de rendre, dans sa première exposition, en juxtaposant des dessins. Longtemps, il chercha à donner à ses toiles la chaleur et la luminosité du vitrail. Sa singularité est d’avoir mené son projet créateur dans un isolement culturel vécu comme la revendication de la seule expression de soi, et d’avoir, à partir du milieu des années 1950, élaboré un langage spécifique, transformé en identité par le séjour à Paris, qui lui apprit, en même temps, à prendre de la distance et à mettre en forme.
Ces huit années parisiennes portèrent, et non en termes modérés, revendication d’un art arabe par un chrétien maronite. À son retour, les choses s’étant décantées et prêtées à la saisie, Akl vécut un moment la plénitude de peindre ce qu’il pensait. Ce processus s’enclencha à partir de la peinture abstraite européenne, moins par un mouvement de réaction que du fait d’une abrupte nécessité, où le souci de se singulariser ne jouait pas. Cela advint avant que la complexité des mécanismes intérieurs n’éparpillât le peintre dans des recherches où cette exigence d’expression plastique se référerait à des critères dont il serait seul à détenir les clés, et qui le couperaient de tout public possible.
Sa vision touchait à quelque chose de neuf et de fondamental quant à la perception de la forme même ; il fit des meubles, des sculptures, ce qui allait au-delà de la seule peinture et relevait de la globalité qu’il revendiquait à ses débuts. Chez lui, la possibilité de peindre et d’écrire ne relevait pas, en effet, d’une dualité, mais d’une structure constitutive littéraire et poétique, d’une manière de conférer un sens aux mots hors de leur sens commun, de les ployer à soi par une transgression plastique. Manière, donc, de comprendre la forme comme une plastique verbale, certainement liée à sa lecture de la langue arabe où se mêlent le sens et la calligraphie.
Akl travaillait, dès la fin des années 1940, à la recherche d’un art arabe qui ne fût pas écrasé par la calligraphie, qui fût plus global dans sa portée du signe et de la signification, sans démarquage de ce qui se faisait en Europe et à Paris. Pour y parvenir, il libéra la calligraphie de la signification, afin qu’elle prît forme et recouvrît tout. C’était sa spécificité par rapport à l’art occidental ou à ce qu’il en percevait. Pour toute cette génération de Libanais à Paris dans les années 1950, le cubisme servait, plutôt qu’à apprendre à construire la figure et l’espace, à les déconstruire, à ébranler la lecture académique après en avoir compris les limites. Les meilleurs apprirent à recomposer sur ce tissu.
Akl ne peignait pas un monde sans significations, mais un monde fait de signes, et de la lumière de ces signes. Il est certain qu’à ce moment, par rapport à l’informulé qui s’étendait à toutes les tendances de la peinture libanaise, il touchait une expression nouvelle, une abstractivisation et un « réalisme magique », où le système des signes aboutissait à des stèles calligraphiques qui tenaient moins à une lecture traditionnelle de la calligraphie et des signes qu’à cette manière nouvelle de mettre en forme l’espace et de voir cet espace « tenir » face à la peinture européenne des années 1950.
L’unité de l’expression plastique de ce monde intérieur foisonnant et poétique fait regretter comme une irréparable perte la destruction de l’atelier d’Akl, à Damour, en 1976. Elle entraîna, le peintre vendant fort peu, la destruction du fruit de vingt-cinq années de son travail. On décline cette disparition comme une litanie : manuscrits, textes et poèmes écrits après son recueil publié en 1951 ; textes et dessins de la période des études à l’ALBA, dont des dessins de vitraux ; toiles et dessins du cycle de stylisation calligraphique qui s’étendit sur plus de quinze années, avec les différentes étapes des essais d’intégration du monde extérieur dans la lumière des signes ; projets de tapisseries et grandes toiles austères.
Akl avait aussi traversé toute une période de totems, petites toiles mystérieuses, meubles, coffres peints ; art déployé non dans la facilité d’un étal de marchand de tapis, mais dans la diversité de la production de l’un des peintres libanais les plus authentiques qui soient.
Après 1977, installé dans un nouvel atelier, Saïd Akl a tenté de se remettre à la peinture, mais sans toujours parvenir à renouer le fil brisé.

Said Akl