
Yvette Achkar - Convoitise, 2009

Yvette Achkar - Convoitise, 2009
Achkar Yvette
São Paulo, 1928
Installée avec sa famille au Liban en 1938, Yvette Achkar s’inscrit à l’ALBA de 1947 à 1952. Elle fait ses premières expositions à Beyrouth, en mars 1960 à la galerie La Licorne, en avril 1961 à la galerie Alecco Saab, et du 23 mars au 4 avril 1964 à la galerie One.
La principale question que pose Yvette Achkar est – au-delà du niveau de l’argumentation – celle de la morale de la forme, de la justification de l’abstrait, de la nécessité de peindre, comme expression et justification d’une vie. Dans le parcours pictural libanais, elle est porteuse d’une différence de ton et de manière qui n’est en rien liée à la féminité – explication par trop facile. Au lieu du tricotage féminin tant attendu, sa peinture témoigne d’une exigence intérieure.
Née à São Paulo dans une famille aisée d’émigrés libanais, Yvette Achkar trouve, dans son éducation initiale, non le goût du piano comme tant de jeunes bourgeoises, mais un noyau de sensibilité qui se développe en elle dès l’enfance. Cette sensibilité n’est pas féminine au sens convenu du mot ; elle est puissance, construction et élaboration de la sensation, plus qu’appréciation ou jouissance de celle-ci. Achkar sera attentive à la forme, dans la mesure où elle exprime cette élaboration, soucieuse de la structure qui peut au mieux la cerner et l’exprimer. Sa peinture porte-t-elle la marque d’une influence française, la trace d’une « école française » locale ? À y regarder de près, c’est moins dans un jeu d’influences que dans l’assimilation d’une manière de vivre. Ses mécanismes n’ont jamais été des mécanismes d’identité ou de revendication.
Au moment où Yvette Achkar entre à l’ALBA, Cyr, bien qu’il n’y ait jamais enseigné, représente, avec une connotation mondaine, la peinture française dans le milieu francophone libanais. Elle suit les cours de Gemayel et de Manetti, peintre italien amoureux de la peinture et de la vie, qui s’est installé au Liban. Son lyrisme s’inscrit dans le cadre cubiste des années 1950, au plus loin où l’on puisse aller dans le démarquage, mais elle y met une telle sensibilité qu’elle détruit toute la rigueur de la construction géométrique au profit de la saisie de la sensation.
À l’ALBA, elle s’oppose à Gemayel et refuse le cadre social et mondain de la peinture de l’époque. Elle ne veut pas réussir la construction de la toile ou du dessin, mais aller directement à ce qui construit la forme. Influencée par Manetti, qui a autant pratiqué Cézanne que la peinture italienne d’avant la Renaissance, elle mène, dans l’épuration des formes et l’assourdissement des couleurs, un travail de libération de la lecture première de l’académisme. Sa modernité est constituée, avant tout, par le seul fait de peindre hors du cadre de la peinture libanaise du début des années 1950.
Yvette Achkar mène le travail d’exploration de l’espace engagé par les cubistes, travail systématique au niveau des différents outillages plastiques, et cela même lorsque, au départ, les thèmes sont figuratifs. Bateaux au port, paysages, natures mortes : l’essentiel de son travail ne porte pas sur le rendu de la perception et de la représentation, mais sur leur affinement progressif, sur la manière dont on peut structurer sur la toile la perception de la forme. À partir des années 1960, sa peinture assimile l’abstraction européenne et construit progressivement, sur ce qui était son intuition originelle, des toiles où elle développe son interrogation de la forme et son travail sur les couleurs.
À la fin de la décennie, ce magma devient transparent et se condense en un noyau que traversent des griffures, et qui finira par éclater sous la poussée de ses propres moyens plastiques. Le peintre recompose progressivement, par addition et raffinement – hors de toute préciosité – la succession des vocabulaires premiers, dans une recherche de ce que serait l’abstrait, moins vu de l’extérieur qu’issu d’une interrogation intérieure de la condensation du champ d’énergie du tableau.
Les plans coupés et puissants vont quitter la figuration, ou plutôt c’est la figuration qui les quittera. Ils se fondent dans la peinture en ce qu’elle a de plus physique – pâte et épaisseur – pour revenir, dans un double mouvement de condensation puis d’expansion, où les plans, travaillés seuls dans un espace vibrant, retrouvent l’énergie des débuts, et comme l’épuration spirituelle, l’affirmation d’un espace morcelé mais maîtrisé, seule possibilité qu’a le peintre d’y faire entrer son vocabulaire et de retrouver la tension première. Certes, une peinture vit de ses qualités picturales et non de celles, spirituelles et intérieures du peintre, mais ici, le travail de la peinture est travail intérieur.
Yvette Achkar a enseigné plus de vingt ans à l’ALBA et à la Faculté des Beaux-Arts de l’Université libanaise. Elle y apportait sa sensibilité et sa conscience de la forme à des étudiants guettés par le formalisme de l’abstrait, vu comme une mode, non comme une discipline et une morale de l’ascèse et du dépouillement. Il faut toutefois reconnaître que, pour le grand public, sa présence aura été peu perçue de cette manière. Mais elle aura maintenu, dans la peinture libanaise, l’idée d’une morale possible, et, coupé court au vieux dilemme – d’autant plus angoissé qu’anachronique – de la gratuité absolue d’un art abstrait qui serait un pur jeu, soit inutile, soit tout simplement vu comme incompréhensible.
Alors que, dans sa génération, certains, tels Saïd Akl ou Najm, partaient à la recherche d’une source culturelle arabe, Yvette Achkar a voulu trouver un moyen d’intervenir « réellement » et directement sur la toile. On lit, dans son œuvre, l’influence des années 1960 : Mathieu, Hartung, le Japon, le zen et la recherche spirituelle de cette géométrie des choses qui ne se révèle pas uniquement par la géométrie, mais par l’ordre secret du monde.

Yvette Achkar, 1988